Never Again : pour le contrôle des armes à feu

Auteur

Emmanuel Guillet

Année de publication

2019

Cet article est paru dans
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« Reste pas là, ça va devenir sale !. » Le jeune, qui vient de pénétrer dans la cage d’escalier, se fige, puis comprend et détale. L’autre finit de charger son arme. Le doigt ferme sur la détente de son AR-15, il franchit à son tour la porte et ouvre le feu. Six minutes plus tard, deux étages plus haut, Nikolas Cruz jette son fusil d’assaut et s’enfuit. Il a tué 17 personnes, blessé 17 autres.


Ce 14 février 2018, la fusillade du lycée Marjory Stoneman Douglas de Parkland, en Floride, est la 10e fusillade en milieu scolaire de l’année tout juste entamée — la quatrième du mois. Comme les tueries de Columbine et de Sandy Hook, elle est également l’une des plus meurtrières. Et comme elles, elle va relancer le mouvement de la lutte contre les armes aux USA. Cette fois, les lycéens survivants seront à la pointe de l’offensive.
Le débat sur le contrôle des armes est un vieux serpent de mer de la politique américaine. La législation fédérale est basée sur le célèbre deuxième amendement de la Constitution : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, il ne pourra être porté atteinte au droit du peuple de détenir et de porter des armes. » Adopté en 1791, il n’a cessé depuis d’être commenté par nombre d’observateurs. Sa formulation laconique, voire floue, autorise plusieurs interprétations. L’interprétation populaire et celle qui prévaut aujourd’hui chez les législateurs est que le texte garantit le droit individuel de chacun à posséder des armes, à les porter et à s’en servir pour se défendre individuellement, en théorie sans restrictions.


Des politiciens qui ne dégainent pas face au problème


Il n’est donc pas surprenant que le dispositif législatif américain se soit longtemps montré laxiste vis-à-vis de la violence armée. Les lois promulguées par chaque État sont extrêmement disparates entre elles. Et la loi fédérale, très permissive, n’a que trop souvent évolué suite à des faits divers sanglants. Au lendemain de Sandy Hook, Obama avait voulu renforcer le contrôle des antécédents des acheteurs d’armes et tenté d’interdire à nouveau la vente de fusils d’assaut. Son projet a été retoqué par le Sénat américain.
Avec un contrôle relatif et une véritable prolifération d’armes de tous types, les chiffres de la violence par armes à feu sont, aux États-Unis, sans commune mesure avec le reste du monde. Selon le site gunviolencearchive.org, c’est, chaque année depuis 2013, de 45 000 à 60 000 incidents, avec plus de 35 000 morts, dont 22 000 suicides. Tous les ans, l’équivalent d’une commune comme Lens ou Montluçon disparaît. Les armes à feu sont l’une des causes principale de la mortalité des mineurs. Les fusillades de masses comptent peu dans ce macabre recensement mais y sont plus courantes qu’ailleurs : on en compte, depuis 2015, plus de 300 par an.
Suite à de tels événements, les autorités politiques appellent généralement à un temps de deuil et de prière. Cette pieuse chape a pour conséquence d’étouffer la colère et l’indignation des victimes et de leurs familles. Elle empêche la traduction de cette colère en actes politiques et protège les intérêts de la NRA (National Rifle Association), le puissant lobby des armes. Après la tuerie de Parkland, les politiciens ont donc entamé leur partition habituelle, présentant leurs prières et leurs condoléances en un ronronnement confiant. Mais cette fois-ci, les choses ne se sont pas passées comme prévu.
Une communication politicienne qui s’enraye
Confiné dans un réduit pendant la tuerie de Parkland, attendant la fin de l’état d’alerte, David Hogg, un lycéen de 17 ans, se filme et diffuse sa vidéo en live sur Internet. À mi-voix, le souffle court, il commente les événements et fait réagir ses camarades. Ryan Deitsch fait de même. La vidéo de Hogg devient virale. Pour la première fois, le grand public assiste, en direct ou presque, à un massacre scolaire.
Le soir même, les survivants de la fusillade crient leur colère sur les réseaux sociaux, prenant à partie les responsables politiques. Alex Wind interpelle directement Donald Trump. Sarah Chadwick fait de même, avec encore plus de virulence. : « Je ne veux pas de vos condoléances, espèce de foutue merde, mes amis et mes profs se sont fait tirer dessus. Plein de mes camarades de classe sont morts. Agissez au lieu d’envoyer des prières. Les prières ne feront rien… » Le Hastag #Never Again apparaît sous le clavier de Cameron Kasky. Le lendemain, interviewé par CNN, David Hogg et Jaclyn Corin appellent en direct à un contrôle des armes. Lors de la veillée aux chandelles du 15 février, organisée en mémoire des victimes, d’autres voix se lèvent pour scander avec la foule « No more guns ! » Après la veillée, Cameron Kasky invite Alex Wind et Sofie Whitney chez lui. Ils restent debout toute la nuit à parler et à réagir sur Twitter, Facebook et autres. Cette nuit est l’acte de naissance de Never Again MSD. Les jours suivant, ils sont rejoints par une vingtaine d’autres élèves du lycée de Parkland. David Hogg bien sûr, Jaclyn Corin, Ryan Deitsch, son frère et sa sœur, mais aussi Emma Gonzalez - dont le discours lors du rassemblement du 17 février à Fort Lauderdale a marqué les esprits — Delaney Tarr, Sara Chadwick…

Une contestation en feu roulant

Il leur faut faire vite, battre le fer tant qu’il est chaud, tant que l’émotion les porte. Le 18 février, leur projet de manifestation March For Our Lives est annoncé. Deux jours plus tard, le 20 février, une centaine d’étudiants de Parkland, de parents, de proches, se rendent à Tallahassee pour une première manifestation. Le 21, ils investissent la tribune du Parlement de Floride pour regarder les représentants voter de nouvelles lois plus restrictives sur le contrôle des armes. Tout cela sans cesser de tweeter, de poster sur Facebook, sur Instagram, sans cesser d’interpeller directement les responsables politiques, sur Internet comme dans les médias traditionnels. Ils demandent des comptes, sans prendre de gants, en nommant, en blâmant et dénoncent le lobbyisme de la NRA auprès des politiques, tous bords confondus… Le 24 mars 2018, March For Our Lives est un succès phénoménal. Plus de 800 défilés sur l’ensemble du pays, plus d’un millions de personnes dans la rue, le soutien actif de nombreuses personnalités, la plus grande manifestation que les États-Unis aient connue.
L’action de Never Again MSD s’est d’abord focalisée sur le contrôle des armes, réclamant la mise en place, à l’échelon fédéral, d’une vérification systématique et approfondie des antécédents, d’une formation rigoureuse ainsi que le relèvement de l’âge minimum pour la possession d’une arme. Ils demandent aussi l’interdiction de la vente en ligne et la mise au ban des armes de guerres et des magasins de grande capacité. Des demandes assez classiques mais sans cesse écartées par les législateurs.


Votez pour nos vies !


Never Again MSD se singularise en revanche par une action plus directement politique. Outre sa mise en cause systématique - et publique - de personnalités du monde politique américain pour sa collusion financière avec la NRA, les membres fondateurs militent pour une plus forte implication de la jeunesse dans la vie politique. Notamment en promouvant le droit de vote et l’inscription sur les listes électorales, qui n’est automatique que dans une minorité d’États. C’est le sens des actions Road to Change, qui ont suivi March for Our Lives.
En juin 2018, ils lancent une tournée en bus de deux mois pour visiter 28 États, souvent des bastions pour la NRA. New Jersey, Californie, Louisiane, Minnesota, Texas, Pennsylvanie, Illinois, Connecticut. À chacune de ces étapes, ils discutent, dialoguent et sensibilisent les jeunes et les communautés qu’ils rencontrent sur le problème du contrôle des armes et sur l’importance du vote. Ils les encouragent à s’inscrire sur les listes électorales et à voter aux Midterms de novembre 2018 pour faire entendre leur voix. Au terme de cette tournée, les États-Unis comptaient 50 000 nouveaux électeurs. Et Never Again MSD récidive quelques semaines avant les élections de mi-mandat de l’ère Trump, avec une tournée intitulée Vote For Our Lives. Le taux de participation à ces élections, traditionnellement peu mobilisatrices, sera finalement un record. Et si ce résultat n’est pas à imputer aux seules actions des jeunes activistes, ceux-ci ont manifestement été entendus et suivis.
Au final, ce 14 février 2018, Nikolas Cruz, en assassinant 17 personnes, a mis en branle un phénomène qui a fait boule de neige. Aujourd’hui, la jeunesse américaine s’est mobilisée en masse contre le laxisme politique en matière d’armes à feu. En tissant des liens avec d’autres contestations massives — BlackLivesMatter entre autres — ce mouvement semble n’être pas prêt de s’arrêter. De boycotts en blame & shame sur les réseaux, de manifestations en die-in spectaculaires, depuis la fusillade, plus d’une soixantaines de textes en faveur d’un meilleur contrôle des armes ont été adoptés aux différents échelons de la vie publique américaine. Sans doute, du coin du ciel où ils résident désormais, les 17 victimes de Parkland doivent bien se dire qu’ils ne sont au moins pas morts en vain.


Article écrit par Emmanuel Guillet.

Article paru dans le numéro 193 d’Alternatives non-violentes.