Christian Delorme
Le document des autorités catholiques et protestantes françaises sur les ventes d'armes effectuées par notre pays, le printemps des lycéens, la discussion au Parlement de la modification du code du service national, l'été du Pacifique avec son débat Eglise-armée, les avances faites par la gauche du Programme Commun aux militaires de carrière, le coup d'Etat militaire au Chili, le document des officiers chrétiens, et enfin la conférence de presse du 27 septembre de M. Pompidou consacrant à la défense nationale un morceau de choix, ont placé à plusieurs reprises, ces temps derniers, la question de l'armée aux premières pages des journaux.
Cependant, dans toutes les controverses qu'il nous a été et est donné d'entendre, il n'était et n'est débattu que de questions d'organisation, de stratégie, de choix politiques pour l'armée. Même s'ils sont socialistes pas encore « non violents », la plupart des gens semblent admettre comme un fait acquis que « l'armée de la République est au service de la Nation » (article l, loi du statut des militaires) ; que la « défense nationale » est bien conçue (même mal...) pour assurer avant tout la sécurité des populations, et personne, ou presque, ne paraît vouloir se poser la question de savoir si armée et « défense nationale » françaises ne seraient pas, en réalité, le cache-sexe d'un système d'exploitation extrêmement insidieux que dénoncent certains antimilitaristes : la militarisation, ou subordination au système militaire de l'ensemble de la vie sociale, politique et économique. A l'heure où la revue socialiste « Frontière » ouvre un débat sur l'armée, mais où dans le même temps un de ses responsables, Gilles Martinet, affirme avec François Mitterand qu'un Etat socialiste devra s'appuyer sur une armée forte, et que le courant socialiste doit donc rechercher l'adhésion des officiers de carrière ; à l'heure aussi où certains partisans de l'idée de non-violence parlent d'une « défense populaire non violente » qui pourrait être mise en place à partir de l'armée, il nous a semblé important de réunir les éléments d'un dossier.
IL FAUT SE DEFENDRE »
L'esprit de défense a incontestablement souffert ces dernières années en France. Le mouvement de printemps des lycéens a bien montré, même s'il ne remettait pas fondamentalement en cause l'armée et la défense nationale, que la plupart des jeunes ne se sentaient pas motivés pour collaborer à la défense du pays, et le reste de l'opinion, bercé peut-être par les conférences internationales sur la détente et les rencontres « au sommet », ne se sent pas très mobilisé non plus. Or au même moment, les hommes politiques, ceux de la majorité bien entendu, mais aussi une partie de ceux de l'opposition, se disent inquiets pour la sécurité de la France. Les accords soviéto-américains ne risquent-ils pas, en effet, de rompre ou de renforcer dangereusement pour l'indépendance de l'Europe la stabilité qui a succédé à l'équilibre de la terreur ?
La question étant posée ainsi, les arguments avancés pour une armée française forte ne sont pas dénués de réalisme. Mais est-ce bien ainsi qu'il faut la poser ?
La défense, pour une nation, ceia consiste à empêcher cinq à six cent mille hommesen armes (sans compter) que d'autres pays lui imposent des options qu'elle n'aurait pas choisies, et à protéger d'abord son indépendance économique. Mais lorsque les options d'un pays sont décidées par une minorité de gens liés aux monopoles capitalistes, et que la politique économique de ceux-ci revient à faire de la France « une succursale de quelques entreprises multinationales » (Michel Rocard, dans « Le Monde » du 30 septembre 1970), que peut-on attendre d'une « défense nationale », sinon qu'elle défende les intérêts des possédants ? Que peut-on attendre d'elle, sinon qu'elle soit organisée de sorte à empêcher la venue ou le maintien d'un régime socialiste ? Que peut-on attendre d'elle, sinon que dans une situation de crise où les intérêts capitalistes seraient en danger, elle permette que la nation sombre dans une guerre, entraînée par ses exploiteurs ? Et si tel est bien le cas, si vraiment la France n'a d'autre défense nationale qu'un système de protection des intérêts capitalistes, qui plus est utilisé de nos jours comme un moteur du capitalisme, n'est-il pas chimérique (et dangereux car anesthésiant) de vouloir gagner au socialisme ou à la non-violence des officiers pris dans des structures les dépassant, alors que le combat à mener devrait porter sur ce système, la militarisation ?
Qu'il faille se défendre, cela nul n'en doute. Mais se défendre contre qui ? L'adversaire ne se trouve pas nécessairement à l'extérieur…
LA POLITIQUE FRANÇAISE DE DEFENSE
La doctrine officielle du pouvoir en matière de défense se fonde en priorité, on le sait, sur l'argument de la dissuasion nucléaire, et sur une stratégie « tous azimuts
La stratégie « tous azimuts », qui signifie qu'en principe nous pourrions être amenés à combattre aussi bien les Américains que les Soviétiques, est un leurre. D'abord parce que nous faisons toujours partie de l'Alliance atlantique, ensuite parce que, ainsi que le relevait avec humour Gilles Martinet dans « Le Nouvel Observateur » du 9 avril 1973, il est impensable que, SI les Américains venaient à sentir, par exemple, l'imminence d'un conflit au centre de l'Europe et voulaient faire stationner leurs troupes en France, nous les affrontions !
Quant à la confiance affirmée dans la crédibilité de notre force de frappe, indépendamment de tout jugement moral, elle ne s'avère pas plus sérieuse. Nous ferions peur aux Soviétiques en ayant les moyens de détruire Kiev ou Moscou ? Ils savent bien que si nous prenions un jour le risque de massacrer huit ou dix millions d'entre eux, nous vouerions par là-même notre pays à une destruction totale ! Idem pour ce qui est des Américains, puisque nous voulons les dissuader eux aussi... (De quoi ? De soumettre l'économie française aux intérêts d'Henri Ford, à ceux d'I.B.M. ou de la General Electric ? C'est déjà fait...)
Aucun homme de bon sens ne peut soutenir de bonne foi pareille conception de la défense, et il faut se rendre à l'évidence : la France n'a pas de défense nationale. Et si l'Etat entretient un arsenal atomique ; s'il garde es forces de police, les réservistes de la gendarmerie et ceux de la Défense Opérationnelle du Territoire, soit encore près de cinq cent mille hommes) avec cinq cents chars « AMX 30 », cinq cents avions, deux cents navires et une quarantaine de « Mirage IV » où sont lovées des bombes atomiques (les chiffres-cités datent de 1972), ce ne peut être que pour autre chose...
UNE ARMEE DE GUERRE CIVILE
En mai 1968, le régime a chancelé sous la poussée des mouvements spontanéistes de jeunes et sous celle de la grève générale. L'Etat-Major a alors promené ses blindés en direction de Paris. De Gaulle s'est rendu au Q.G. français de Baden-Oos, en Allemagne, consulter des officiers généraux et supérieurs, dont le général Massu. Puis les choses se sont tassées. Mais depuis, de l'aveu même de M. Fanton qui était l'adjoint de M. Debré au ministère de la défense nationale, « la Défense Opérationnelle du Territoire est organisée pour éviter tout retour aux événements de mai 1968 » (déclaration faite le 19 janvier 1970).
De fait, les manoeuvres militaires de la D.O.T. que l'on connaît vont clairement dans ce sens :
« Hainaut 71 » (novembre) : le 43 R.I. de Lille pénètre en Belgique pour participer fictivement à « la répression d'une insurrection populaire dans la région de Leuse
« Beauce 72 » (mars) : manœuvres sur le thème de « la répression des subversifs », en cherchant la collaboration de la population locale... qui ne marche pas. Si on analyse d'un peu plus près l'organisation de la D.O. T., on s'aperçoit d'ailleurs que cette dernière est envisagée avant tout comme le moyen ultime de lutte contre une subversion interne, qu'il ne s'agit plus tellement pour elle de se préparer à des opérations de défense extérieure et que sa mise en ceuvre aurait pour effet de placer le pays sous administration militaire totale en un rien de temps.
Mais le pouvoir ne se contente pas d'envisager l'utilisation de l'armée contre un mouvement insurrectionnel ou un nouveau « mai 68 » il s'attache aussi à mettre sur pied le bris de grèves par les militaires. Ce n'est du reste pas nouveau : nous sommes maintenant habitués à voir les militaires remplacer les employés des transports en commun, les éboueurs et même les aiguilleurs du ciel. Mais il y a pire : un plan « crise » du ministère de l'Intérieur, prévoyant l'occupation par l'armée d'une dizaine d'entreprises-clés en cas de troubles sociaux. « Le Monde » du 15 avril 1972 rapportait qu'il s'agissait d'organiser « le fonctionnement de quelques entreprises vitales, même en cas de grève générale, grâce à des agents des forces de l'ordre d'ores et déjà embauchés dans ces entreprises ».
En plus de cela, un tri du contingent commence à se faire, en vue de l'utilisation éventuelle des « bons éléments » à des missions de maintien de l'ordre. En 1971 déjà, soixante mille sursitaires avaient été exemptés : ils représentaient le « reliquat » de la génération de mai 1968. Depuis, l'armée a entrepris de se constituer un fichier des appelés politiquement sûrs. Un service militaire fractionné est à l'essai dans deux régiments a partir de 1972 (huit mois de service puis deux périodes de deux mois échelonnées sur cinq ans), formule qui, s'accompagnant d'une sélection des individus, permettrait, si elle était généralisée, « d'inclure dans l'armée une troupe de milice » (lieutenant-colonel Frapier, dans « Forces Aériennes Françaises » de novembre 1971). Les réserves sont également en voie de réorganisation dans l'optique d'une protection de l'ordre établi, et ce n'est pes non plus par hasard s'il est désormais possible de demander à faire son service dans la gendarmerie auxiliaire. Quant à la réforme des sursis, elle avait pour but avoué de disposer d'un contingent plus « maléable ». On ne sera pas étonné, ceci étant, de savoir que depuis 1968, dans toutes les unités, les instructions rappellent que « la loi dispose que le maintien de l'ordre est une des missions de l'armée ; que les cadres et la troupe doivent donc être préparés à un emp!oi éventuel au maintien de l'ordre » (Note de l'Ecole d'Application du Génie, référence CF/DG, citée dans le document du P.S.U. « Les révolutionnaires et l'armée de la bourgeoisie »). Deux plans traitent de l'emploi des unités dans le maintien de l'ordre : le plan « Sagittaire » et le plan « Coccinelle », ainsi que les T. T.A. 1 75 et 185. Nous avons vu ce qu'il en était de l'entraînement du contingent à cet effet, dans le cadre de la D.O.T. Quand ce sont les « cadres » qui s'entraînent, les appelés en subissent le contrecoup : le 4 mai 1971 , des appelés du Régiment de Marche du Tchad, stationné à Monthléry, ont ainsi servi de « cobayes » aux gendarmes mobiles faisant une démonstration de combat de rue. Il y a eu des blessés parmi eux.
Enfin, on rappellera la nomination, en juin dernier, du général Bigeard comme adjoint au gouverneur militaire de Paris. S'en offusquant en première page, « Le Monde » du 22 juin rapportait que lors des manifestations lycéennes d'avril, un ministre avait lâché : « Il faudrait leur envoyer Bigeard ! ». C'est fait...
Mais on aurait tort de faire remonter l'origine de cette armée de guerre civile à mai 1968. Dès son accession à la tête de l'Etat, alors qu'il avait les pleins pouvoirs, de Gaulle a mis en place un système d'encadrement des Français, faisant de la distinction entre « temps de guerre » et temps de paix » un anachronisme. Depuis l'ordonnance du 7 janvier 1959 « portant organisation générale de la Défense », la Défense est un état permanent qui prévoit et permet de mobiliser ou réquisitionner militaires et civils, hommes et femmes, sous la même autorité et avec les mêmes obligations, « en cas de menace ».
Un fichier national a, en outre, été progressivement constitué, qui- permet de déterminer la place de tout citoyen dans la lutte improbable contre un ennemi extérieur et dans la lutte plus probable du système capitaliste contre toute tentative d'instauration, même légale, d'une société de type socialiste.
Une analyse de la Constitution montrerait d'ailleurs que « l'Etat de Défense » est inscrit dans les fondements de la Ve République, et la juxtaposition des tribunaux militaires aux tribunaux civils est à considérer également dans ce cadre. (En cas de mise en application de l'ordonnance de 1959 en vue d'arrêter par exemple une grève générale, ou plus simplement, comme cela s'est vu en 1968, pour réquisitionner un aéroport civil ou autre, les travailleurs concernés sont passibles, en cas de refus, des tribunaux militaires.)
UNE ARMEE POUR LES TRAFIQUANTS D'ARMES
On demandait un jour à Michel Debré, sur le perron de la rue Saint-Dominique, quel avait été son poste préféré : ministre des Finances, des Affaires étrangères, de la Défense nationale ? Il hésita un moment, puis choisit la Défense, « car je suis, à ce titre, le premier industriel de France ».
La réponse est révélatrice. Avant toute chose, la tâche du ministre des Armées est aujourd'hui en France de faire marcher l'industrie d'armement.
Nous avons rappelé la politique de défense de la Vèe République, avec pour nerf central la force nucléaire de dissuasion. Cette dernière rend inutile toute armée classique, ou presque, sauf si celle-ci — et c'est ce qui se produit — est pensée comme école idéologique (le service militaire) et reconvertie en force de répression intérieure (sans compter les trente-cinq mille hommes des forces spéciales d'intervention, entraînés pour la « protection » de nos anciennes colonies...). Cependant, l'armée parade toujours avec ses tanks, et ses responsables veulent transformer à son usage les régions du Sud de la France en autant de camps militaires (Larzac, Canjuers...). Illogisme ? Non point…
D'abord, parce que quelle que soit l'utilisation qu'on veuille en faire, une armée moderne se doit d'avoir des chars. Ensuite et surtout, si un pays veut fabriquer des armes, il lui faut bien disposer de moyens et d'hommes pour les tester, en garantir la bonne qualité, et donner l'impression qu'elles sont nécessaires à la défense d'une nation. L'armée française est ainsi au service de Dassault et de ses avions, de Panhard et de ses véhicules, de Thomson-CFS et de ses radars et missiles, de Matra, de Hotchkiss-Brandt et de ses blindés légers, de Messiers et de ses trains d'atterrissage ; au service aussi d'un certain Etat, puisque le nôtre fabrique dans ses arsenaux une part importante de tous les armements ! Les ventes d'armes soulèvent périodiquement des protestations morales, et à cela le pouvoir est bien obligé de répondre quelque chose. Il répond que c'est peutêtre regrettable, mais que pour faire vivre son industrie d'armement, et donc doter son armée d'un matériel satisfaisant, la France doit vendre, seule possibilité pour elle d'assumer le coût des matériels d'armement. Sur le plan strictement financier, l'argument est exact... et c'est probablement lui qui a présidé (sans oublier, toutefois, les intérêts néo-colonialistes) aux premières ventes d'armes de la France après-guerre. Mais il n'explique pas le complexe militaro-industriel qui caractérise aujourd'hui l'économie française…
LA DELECATION MINISTERIELLE A L'ARMEMENT
(D.M.A.) : UN RÉVÉLATEUR
Ainsi, l'Etat français est lui-même fabricant d'armes, et un gros fabricant. Mais il est également client, vendeur et contrôleur du commerce des armements, autrement dit il se trouve à la fois juge et partie. Pour tenir à bien ces différents rôles où domine la dialectique du profit et de la politique nationaliste du prestige, il s'est doté depuis 1961, date de réorganisation des armées, d'un organisme chargé de conduire la réalisation de tous les programmes d'armement : la D.M.A., Délégation Ministérielle à l'Armement.
Relevant sans intermédiaire du ministère des Armées, la D.M.A. emploie directement quatre-vingt mille personnes, dont quelque quatre mille ingénieurs. LeB moyens finan- ciers mis à sa disposition sont parlants : 50 % du budget des armées ! C'est dire déjà l'impact que ce principal agent du commerce des armes peut avoir sur l'économie, et notamment dans les secteurs où il ne dispose pas de ses propres moyens de production, tous secteurs de pointe (donc ayant à leur tour des répercussions sur toute l'économie) • l'électronique professionnelle (premier client avec 40 % du chiffre d'affaires), l'aérospatiale (client à 70 % ) et l'industrie nucléaire (plus de 50 % des dépenses effectuées par le Commissariat à l'Energie Atomique sont financées par la D.M.A.). Subventionnant ouvertement, par ailleurs, 30 de la recherche, la D.M.A. est amenée à avoir une vocation scientifique, technique et industrielle qui ne peut pas être sans incidences.
En 1970, son chiffre d'affaires était évalué à seize milliards de Francs. Cela la plaçait (et elle y reste) en tête des entreprises françaises. Cette puissance permet évidemment à la D.M.A. de pouvoir intervenir au niveau des autres entreprises. C'est elle par exemple qui a favorisé les fusions Dassault-Bréguet, Nord-Aviation - Sud-Aviation - Serib, et la création, en 1971 , de la Société Nationale des Poudres et Explosifs, dont le chiffre d'affaires était, dès la- première année, supérieur au milliard.
La D.M.A. est bien entendu divisée en plusieurs directions. L'une d'elles, la Direction des Recherches et Moyens d'Essais, se révèle d'une importance particulière. Car non seulement elle a pour tâche d'harmoniser les efforts de recherches entrepris sous l'égide de l'armée, mais encore elle doit rassembler autour de la recherche militaire des compétences extérieures aux armées, en faisant largement appel à l'université et à l'industrie. Qu'il s'agisse de la mécanique des fluides ou de mathématiques appliquées, d'optique ou de recherche médicale, rien n'est étranger à la D.R.M.E. Autre direction : la Direction des Affaires Internationales. S'occupant des exportations d'armes (sept milliards de Francs réalisés en 1971), son pouvoir est considérable, puisqu'elle agit directement auprès des administrations françaises et qu'elle traite non moins directement avec les gouvernements étrangers.
Toutefois, dans le secteur industriel, la D.M.A. est subordonnée à un « Groupe des Services Industriels et Industries d'Armement », chargé de contrôler l'ensemble de la fabrication, du commerce, de la réglementation et de la surveillance des matériels de guerre. Les principaux agents de ce Groupe sont des commissaires du gouvernement et des fonctionnaires-coordinateurs. Les premiers, nommés directement par le ministre des Armées, sont chargés d'exercer un contrôle permanent auprès des sociétés industrielles dont “l'activité est consacrée pour une part notable à l'exécution des commandes militaires ou de commandes classées matériels d'armement”. Leurs compétences s'étendent également à la gestion des entreprises et à leur politique salariale et on aura remarqué la formule imprécise “part notable” qui peut inquiéter quand on sait que quelque quatorze cents entreprises en France ont déjà partie liée avec la fabrication d'armement.
Le rôle des fonctionnaires-coordinateurs, lui, est encore moins déguisé. Leur mission prévoit, en effet, “leur intervention dans la détermination des éléments généraux des prix de revient”, et ce auprès des entreprises “civiles”, après simple arrêté interministériel contre-signé par le ministère des Finances.
La politique suivie par le régime est-elle aussi de mettre le plus possible d'entreprises dans le jeu de la fabrication, des armements, ce qui lui permet de contrôler de plus en plus les lieux de travail. Récemment, “Le mOnde” publiait (N° du 6 mars 1973) une page payée par l'intersyndicale du Centre Nationale d'Etudes Spatiales, dans laquelle était dénoncée la nomination d'un directeur adjoint chargé des affaires militaires. “Cet organisme , était-il écrit, dont la vocation initiale était la recherche dans le domaine nucléaire, fut noyauté progressivement par des fonctionnaires militaires.” mais ce sont actuellement la plupart des organismes de recherche et la plupart des entreprises d'importance que le pouvoir dont on sait à quels intérêts il est lié, cherche à “noyauter”. La présence d'anciens militaires aux postes de commandement des entreprises, tels le général Gallois chez Dassault, le général Buchallet au Creusot, ou le général Robert à la C.G.E., n'est pas le résultat u simple hasard.
UN CHAMP D'ACCUMULATION DU CAPITAL
Si l'on ajoute les sept cent mille personnes (dont quatre vingt mille civils) que La Défense nationale reconnait “employer”, les quatre-vingt mille travailleurs de la D.M.A., les deux cent onze mille personnes qui travaillent uniquement à la fabrication des armements, et celles qui ont permis, par leur travail, d'arriver au produit militaire et permis qu'il puisse être utilisé, on peut évaluer à trois millions le nombre de personnes qui sont présentement directement influencées dans leur vie économique par le phénomène militaire. Toutefois, ce chiffre ne tient pas compte de tous ceux qui travaillent dans des entreprises où la production d'armement n'est que marginale, mais sans laquelle la rentabilité de l'entreprise ne serait pas suffisante pour continuer la production et conserver le personnel. Il ne fait pas de doute, par exemple, que Berliet n'existerait plus si on ne lui permettait pas d'avoir 8 % de sa production consacrés à la fourniture de matériel militaire. Le secteur armement de Lip, en revanche, n'a pas permis de sauver l'entreprise dans le sens voulu. Mais en l'instaurant, gouvernement et actionnaires pensaient que cela serait possible, et dans des intérêts autres, les événements l'ont prouvé, que ceux du personnel.
Car la militarisation des entreprises (fût-ce de 1 ou 2 '0/0 de la production totale) est le résultat d'une entente entre possédants. Le secteur privé se révèle le gros bénéficiaire des commandes d'armement. En 1969, par exemple, sur quinze millions de commandes, 23 % sont allés aux établissements d'Etat, 22 0/0 au secteur parapublic, et 55 au secteur privé. Et si l'on ventile des sous-traitances, la part dont a bénéficié le secteur privé représente un pourcentage de 75 % !
En vérité — et c'est là la réalité qui demanderait à être étudiée de très près par ceux qui luttent pour une société socialiste la militarisation a une fonction spécifique dans le développement contradictoire du capitalisme : fournir un champ d'accumulation du capital.
Dans une étude à paraître prochainement, un membre du Groupe d'Action et de Résistance à la Militarisation (Lyon) ayant une formation d'économiste, Olivier Brachet, a tenté de cerner le rôle fondamental joué désormais par le complexe militaro-industriel dans l'économie capitaliste. Nous lui avons emprunté ce qui suit, de même que nous avons utilisé son travail pour la rédaction du paragraphe précédent.
Qui a étudié le fonctionnement du système capitaliste sait, en effet, que celui-ci se développe au travers des contradictions qui naissent de la recherche du profit et de la nécessité de réinvestir pour faire d'autres bénéfices (d'où baisse tendancielle du taux de profit). Pour pallier à ce risque de contradiction, le capital a besoin, aussi, de champs d'accumulation. Au début du siècle, l'impérialisme colonial représentait un champ idéal, car l'état de la concurrence, le vaste réseau colonial permettaient au capitalisme de s'assurer des débouchés et des approvisionnements sûrs. Mais aujourd'hui, cela n'est plus, et l'économie capitaliste rencontre des problèmes d'investissements dans le domaine directement productif, le niveau de rentabilité chez ce dernier tendant à diminuer, ainsi que les débouchés ne demandant pas des renforts de publicité et de techniques de commercialisation trop coûteux. Les détenteurs de capitaux sont donc, pour ces raisons, incités à s'orienter vers la production de matériel militaire, celui-ci ayant des débouchés non seulement le plus souvent garantis par l'Etat, mais encore ayant l'avantage de ne pas être socialement utiles. Consommant beaucoup et de manière improductive, le domaine militaire permet de relever le taux moyen de profit des capitalistes...
L'ANTIMILITARISME : UN DEVOIR
Nous n'avons pas même, ici, évoqué tous les aspectsclés de la militarisation. Nous n'avons rien dit, par exemPle, du jeu financier de l'Etat et des banques pour renforcer la militarisation et donc la puissance des monopoles comme Dassault. Nous n'avons pas montré combien la recherche scientifique était subordonnée en France au système militaire. Nous n'avons pas dénoncé les accords de défense nés de la Communauté francoafricaine, et qui permettent de maintenir nos anciennes colonies dans l'exploitation. Nous n'avons pas essayé de voir dans quelle mesure toute la société actuellement était organisée sous !e mode militaire (i'éco!e préparant à la caserne, la caserne à l'usine et à l'acceptation des situations d'injustice...). Nous n'avons pas davantage tenté d'expliquer, à la suite d'Olivier Brachet, les responsabilités de la militarisation dans l'inflation qui accable les travailleurs. Nous n'avons pas... etc., etc.
Mais nous espérons au moins que les éléments de recherche que nous avons vouiu donner, sauront montrer l'urgence d'une analyse approfondie de ta réalité de la mi!itarisation au-delà de ses manifestations superficielles.
On peut, en effet, trouver des « alternatives » à la défense armée. Mais il n'y a pas d'alternative à trouver à la militarisation, sinon travailler à son sabotage. Et la seule stratégie qui soit en notre possession à cet effet est l'antimilitarisme sous toutes ses formes.
En menant des actions de ridiculisation et de dénonciation du système militaire, en aidant à porter la désobéissance dans les casernes, en soutenant tous ceux qui s'insoumettent ou qui désertent, en menant une propagande antimilitariste, en objectant au service et à une partie de ses impôts, en invitant les travailleurs à porter au grand jour tout ce qu'ils connaissent de la militarisation de leurs entreprises, en essayant de promouvoir un courant anti-autoritaire partout où cela est possible, incontestablement nous ébranlons le système d'exploitation que nous connaissons. Il serait temps que les militants pour une société socialiste et les partisans de la non-violence pas encore convaincus le comprennent...