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2022

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Jean-Marie Muller est décédé des suites d’un cancer, le 18 décembre 2021, à l’âge de 82 ans. Éminent penseur de la non-violence, il est l’auteur de plus de 35 ouvrages, dont plusieurs ont été traduits à l’étranger. Membre fondateur du Mouvement pour une alternative non-violente (Man) et fidèle depuis 1973 au Comité d’orientation de notre revue, ANV lui rend ici hommage.

 

« La violence nous incite à détruire des ponts et à construire des murs. La non-violence nous invite à déconstruire les murs et à construire des ponts. » Jean-Marie Muller, Inaugurer l'âge de la non-violence, Le Relié, 2011

 

Longue histoire d'un grand militant :

Jean-Marie Muller a marqué l’histoire de la non-violence.

Pendant plus de cinquante ans, il n’a cessé de parcourir la France et le monde, invité pour des conférences et des formations, tout en publiant régulièrement des ouvrages sur la philosophie et la stratégie de la non-violence. Penseur et acteur de la non-violence, il avait la conviction que la compréhension réfléchie de la non-violence n’était possible que dans l’expérimentation de l’action non-violente.

C’est après son service militaire en Algérie que Jean-Marie Muller prend conscience que « la violence ne peut apporter de solutions humaines aux inévitables conflits des hommes ». La rencontre avec Jo Pyronnet, animateur de l’Action civique non-violente, est décisive. Il crée alors la Communauté de recherche et d’action non-violente d’Orléans. Avec deux amis, il renvoie son livret militaire au ministère des Armées et passe en procès en janvier 1969. Réflexion et action se conjuguent et se nourrissent mutuellement : publication de son premier livre L’évangile de la non-violence (1969), grève de la faim contre les ventes d’armes au Brésil (1970), publication de Stratégie de l’action non-violente (1972), action de protestation contre les essais nucléaires de la France dans les eaux du Pacifique (1973).

En 1974, afin de donner une expression politique à la non-violence, il suscite la création du Man, fédération nationale de groupes non-violents. Il en sera longtemps le porte-parole. Avec le Man, il participe activement à la campagne pour une nouvelle loi sur l’objection de conscience qui aboutira en 1983. Il témoigne régulièrement aux procès d’objecteurs insoumis.

Parallèlement, il travaille aux possibilités d’une résistance non-violente à l’échelle d’un pays en cas d’agression militaire. C’est ainsi qu’il contribue à la création de l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits (IRNC). En collaboration avec Christian Mellon et Jacques Sémelin, il réalise une étude à la demande du ministère de la Défense, publié sous le titre La dissuasion civile (1985).

Durant l’été 1987, Jean-Marie Muller se rend en Pologne à la rencontre des dissidents au pouvoir communiste. Son livre Stratégie de l’action non-violente, traduit en polonais, est le manuel de base de la résistance civile. Il considère que la non-violence est l’arme la plus appropriée pour lutter contre le système totalitaire. En 1989, le mur de Berlin s’effondre en quelques semaines sous les coups de boutoir de la résistance populaire non-violente.

Jean-Marie Muller explore et approfondit la philosophie de la non-violence : Simone Weil, l’exigence de non-violence (1991), Le principe de non-violence (1995), Le courage de la non-violence (2001), Dictionnaire de la non-violence (2005), Penser avec Albert Camus (2013). Cet immense travail de clarification de la non-violence reste encore à découvrir. Il élargit sa vision de la non-violence, à l’invitation d’organisations de droits de l’Homme, en

Afrique et au Proche-Orient. Il effectue plusieurs séjours au Liban à partir des années 90. Avec Walid Slaybi et Ogarit Younan, il contribue à la fondation de la première université de la non-violence dans le monde arabe, Aunhor, qui a traduit plusieurs de ses ouvrages. En 2013, il reçoit des mains du président de la République de l’Inde un prix international pour sa contribution à la promotion des valeurs gandhiennes.

« Dieux des armées » ou « dieu désarmé » …, son humour sur l’orthographe lui permet de dénoncer les accommodements des religions avec la violence, tout en soulignant les enjeux spirituels et politiques de la non-violence en tant que sagesse pratique. Dans Les moines de Tibhirine : « témoins » de la non-violence (1999),

Désarmer les dieux (2010) et La violence juste n’existe pas : oser la non-violence (2017), il affiche sa détermination à combattre les doctrines de la légitime violence et du meurtre. Sa réflexion aura une influence sur le texte du pape François sur la non-violence en 2017, La non-violence, style d’une politique pour la paix.

Militant jusqu’au bout contre l’arme nucléaire, il fait partie des animateurs de la campagne du Man pour le désarmement nucléaire unilatéral de la France. Ses réflexions rassemblées dans l’ouvrage Libérer la France des armes nucléaires (2012) sont toujours d’actualité. Il n’a cessé d’essayer de convaincre les évêques français de se prononcer contre la dissuasion nucléaire. En vain.

Jean-Marie Muller avait l’habitude de dire que la non-violence était un défi, un formidable défi qui donne sens à l’existence dans un monde malade de la violence : « Conjuguer l’exigence morale avec une attitude responsable afin de délivrer l’avenir de la fatalité de la violence », tel est ce défi qu’il nous invite désormais à relever à notre tour en ayant à l’esprit que « la violence n’est jamais la solution, mais toujours le problème ».

Il nous a donnés les clés pour ouvrir la porte qui mène à la connaissance de la vérité de la non-violence afin d’agir en cohérence avec cette vérité. À nous d’être dignes de l’immense héritage moral qu’il nous laisse.

 

Texte rédigé par Alain Refalo

« Les graines de non-violence que tu as patiemment semées continueront à produire des fruits savoureux qui porteront le nom de lutte non-violente, de sagesse pratique, de justice dans la vérité et de paix dans la fraternité. » Alain Refalo, le jour des obsèques, 27 déc. 2021.

 

L’ÉVIDENCE DE LA NON-VIOLENCE, Un texte inédit de Jean-Marie Muller, août 2006

« Il ne suffit pas de juger la violence, il s’agit de la penser.

Penser la violence, c’est dé-couvrir son inhumanité. Penser la violence, c’est l’exclure définitivement des catégories de l’humain. Penser la violence, c’est la dis-qualifier, la délégitimer, la dis-créditer, la dé-considérer, la dés-honorer. Penser la violence, c’est comprendre qu’elle nie et renie les vertus qui fondent et structurent l’humanité de l’homme. Penser la violence, c’est la voir ir-respectueuse, irréfléchie, in-juste, in-digne, in-civile, im-morale, im-polie, in-intelligente, im-prudente, in-délicate, in-clémente, in-élégante, in-considérée, in-souciante, in-décente, incorrecte, in-conséquente, in-capable, in-apte, im-propre, in-convenable, in-opportune, in-congrue, in-cohérente, in-continente, in-disciplinée, in-docile, in-tempérante, in-contrôlable, in-gérable, im-puissante, in-opérante, infructueuse, in-compétente, in-habile, in-salubre, in-efficace, ir-réaliste, in-tolérable, in-fréquentable, in-soutenable, in-supportable, in-tenable, in-vivable, in-acceptable, in-désirable, ir-recevable, in-admissible, in-défendable, injustifiable.

Penser la violence, pour chacune de ces raisons et pour beaucoup d’autres encore, c’est lui opposer un « non » catégorique. Connaître la vérité, c’est, face au scandale de la violence qui dé-figure le visage de l’homme, re-connaître l’évidence de la non-violence. »

 

Souvenirs avec Jean-Marie et messages de certains membres de l'équipe d'ANV :

« Devant son immense bibliothèque triangulaire, la première fois où je suis allée chez Jean-Marie, je suis restée saisie. » dévoile Rachel Lamy. « L’ambiance de cette pièce avait quelque chose d’unique. En effet, la caverne au trésor de la culture et de la philosophie de la non-violence se trouvait ici. »

« Un dicton africain prétend qu’une bibliothèque s’écroule quand un ancien disparaît. » rappelle Georges Gagnaire. « Nous déplorons aujourd’hui, non pas la perte d’une bibliothèque, mais celle d’une de ses voies d’accès incontournables. Jean-Marie était un passeur. Parfois intransigeant mais infatigable, toujours habité par l’urgence du message à transmettre. » Les confrontations avec lui n’étaient pas toujours simples. Mais il savait aussi faire passer ses messages avec humour." Étienne Godinot nous rappelle l’une de ces anecdotes : « Il faut corriger ce que Gandhi a pu dire par ce qu’il a fait, et se méfier du gandhiraton… ».

Pour beaucoup d’entre nous, la rencontre avec Jean-Marie provoqua un bouleversement : « J’ai découvert la non-violence dans L’évangile de la non-violence, son premier livre écrit en 1969. Cela correspondait parfaitement à ma quête personnelle de l’époque. » confie François Marchand. « C’est clairement Jean-Marie qui déclencha mon adhésion à la non-violence. Il rédigea aussi avec rigueur et finesse nos principes philosophiques et d’action. » nous dit Elisabeth Maheu-Vaillant. « À partir de ma rencontre avec lui, convaincu que la non-violence active pouvait régler les conflits, j’ai rejoint le groupe non-violent orléanais, devenu le MAN-Orléans. » nous explique Patrice Coulon. « Jean-Marie a été la rencontre qui a orienté mon existence dans un engagement constant pour la non-violence (militantisme et écriture). » nous livre Alain Refalo.

C’est ainsi que tous, chacun a notre manière, nous nous sommes engagés sur ce long chemin : MAN, IRNC, ANV, etc. François Vaillant est même parti avec Jean-Marie sur les routes en Pologne, afin de soutenir Solidarnosc qui agissait dans la clandestinité : « Son livre, Stratégie de l'action non-violente avait été traduit en polonais et diffusé secrètement de Gdansk à Cracovie. Il était devenu une référence centrale pour les insoumis de Solidarnosc que nous rencontrions ! »

Ami chaleureux et fidèle, l’équipe d’ANV tient à lui rendre hommage. Ce qu’il a semé, nous voulons nous engager à le faire fructifier.

Rachel Lamy, au nom de l'équipe ANV

 

Témoignages des uns et des autres plus détaillés :

« Ma première rencontre avec Jean-Marie est virtuelle. Fin 1968, j’entends parler de Jean-Marie par l’intermédiaire d’un tract qui m’est distribué dans Orléans, sur son procès et celui de ses 2 amis qui va se tenir le 8 janvier 1969 au Tribunal d’Orléans suite au renvoi de leur livret militaire. En mai 1970, Dom Helder Camara, évêque de Recife, intervient au Palais des Sports et j’y retrouve Jean-Marie. A partir de là, convaincu que la non-violence active peut régler les conflits, je rejoins le groupe non-violent orléanais qui deviendra, en 1974, le MAN-Orléans. Un long compagnonnage amical se poursuivra (Larzac, sortie de prison, Scouts de France, revues ‘Non-violence Actualité’ et ‘Anv’, réseau ‘Nucléaire’ du MAN…). »

Patrice Coulon

 « C’est clairement Jean-Marie qui déclencha mon adhésion à la non-violence : suite à une rencontre à Rouen, je vendis à la fac une quinzaine d’exemplaires du TOP (Texte d’Orientation en Politique du MAN, paru en 1976, dans la mouvance du socialisme autogestionnaire).

Plus tard, nous eûmes des désaccords sur la pédagogie et sur la gouvernance associative. Néanmoins, je salue l’homme d’écriture qui rédigea avec rigueur et finesse nos principes philosophiques et d’action. Je mesure son évolution sur les questions de l’éducation, de la place des femmes et… sur l’intérêt d’accueillir ses peurs !

J’ai apprécié sa tendresse amicale aux heures difficiles et le joyeux joueur de tarot ! Toute mon amitié à Hélène, son épouse, sans laquelle Jean-Marie n’aurait pu réaliser tout ce qu’il a fait. »

Élisabeth Maheu

 « J’ai découvert la non-violence dans « L’évangile de la non-violence », premier livre écrit par Jean-Marie en 1969. Cela correspondait parfaitement à ma quête personnelle de l’époque. Par la suite, Jean-Marie s’est installé à Nancy chez Hélène Roussier qui deviendra sa femme. Nous avions alors monté un groupe de partage hebdomadaire qui a évolué en « Groupe du Jour de l’an » : cinq couples qui se sont réunis presque sans discontinuité, chaque réveillon du nouvel an jusqu’en 2017, soit plus de 40 ans de fidélité et d’amitiés à dix.

À la fin des années 1970, j’ai participé au Comité de coordination du MAN où je retrouvais Jean-Marie. La suite fut une immense série de collaborations pour le développement de la non-violence. »

François Marchand

« À un contradicteur très cérébral qui lui opposait la nécessité de la lutte armée, Jean-Marie a demandé : « Monsieur, dans quel mouvement violent militez-vous ? ».

 Il aimait manier l’humour : « Face à la réalité des menaces, le pacifisme est un vœu pieux. Certes, il vaut mieux formuler des vœux pieux que des vœux impies, mais cela ne change rien à la réalité ! », ou encore « Il faut corriger ce que Gandhi a pu dire par ce qu’il a fait, et se méfier du gandhiraton,… ».
 C’était un ami fidèle et chaleureux, mais ses relations avec des compagnons pouvaient être tendues s’ils n’étaient pas de son avis…

Étienne Godinot

Un dicton africain prétend qu’une bibliothèque s’écroule quand un ancien disparait. Nous déplorons aujourd’hui, non pas la perte d’une bibliothèque, mais celle d’une des voies d’accès incontournables à une immense bibliothèque. Car Jean-Marie était d’abord un grand lecteur de tous ses prédécesseurs dans le chemin de la non-violence, un grand lecteur aussi de tout ce qui faisait actualité dans ce vaste champ. Ce que nous perdons aujourd’hui c’est une immense érudition interrogée, ruminée, mise en œuvre au profit de nos valeurs et de nos actions. Heureusement, Jean-Marie était aussi un passeur. Un passeur parfois âpre, parfois intransigeant mais infatigable, toujours habité par l’urgence du message qu’il avait à transmettre. À nous transmettre.

« Jean-Marie a été la rencontre (d'abord littéraire) qui a orienté mon existence dans un engagement constant pour la non-violence (militantisme et écriture). Rencontres régulières ensuite dans le cadre de l'IRNC, du MAN et d'ANV sur Paris à partir de 1985, mais aussi conversations téléphoniques hebdomadaires sur ses ouvrages en cours dont j'ai eu le grand privilège de relire et d'annoter les manuscrits.

Pendant de nombreuses années, nous nous sommes retrouvés à la librairie Gibert à Paris, avant les réunions du comité d'ANV, le samedi vers 11h. Nous fouinions ensemble dans les rayons "Philosophie", l'occasion de multiples échanges toujours enrichissants. Il repartait le sac bourré de livres qu'ensuite il soulignait et annotait abondamment. Un "massacre" me disait-il en plaisantant, le seul sans doute légitime à ses yeux... »

Alain Refalo

 « J’ai accompagné Jean-Marie en Pologne à l’époque où Solidarnosc agissait dans la clandestinité. Stratégie de l'action non-violente avait été traduit en polonais et diffusé secrètement de Gdansk à Cracovie. Ce livre était devenu une référence centrale pour les insoumis de Solidarnosc que nous rencontrions, dont plusieurs entrèrent, longtemps plus tard - à la chute du communisme -, dans le premier gouvernement élu librement en 1988.

Nous avons sillonné toute la Pologne dans une voiture immatriculée en France, avec une militante de Solidarnosc comme 'guide touristique’. Aucun problème pour nos repas, elle avait vite repéré que Jean-Marie aimait passionnément les pâtes, ce que nous avons joyeusement mangé pendant trois semaines ! »

François Vaillant

Devant son immense bibliothèque triangulaire, la première fois où j’ai été chez Jean-Marie, je suis restée saisie, époustouflée. L’ambiance de cette pièce avait quelque chose d’unique. En effet, la caverne au trésor de la culture et de la philosophie de la non-violence se trouvait ici. Ami de longue date de Lucien Converset, dit Lulu, un ami commun, j’ai eu la chance de pouvoir rencontré Jean-Marie il y a quelques années. Tous deux devenus objecteurs de conscience, ils m’ont convaincu de la nécessité de la non-violence. J’aimais tellement les écouter me parler de leurs actions variées pour promouvoir leurs convictions. C’est grâce à eux que j’ai choisi de suivre ce chemin aujourd’hui. J’espère que je saurai être fidèle à cet héritage si précieux.

Rachel Lamy


Article écrit par .

Article paru dans le numéro 202 d’Alternatives non-violentes.