En France, avant la guerre en Ukraine, nous parlions peu des ventes d’armes ou des exportations d’armes françaises. Pourtant, notre pays est le troisième plus grand exportateur mondial, après les États-Unis et la Russie, et on compte parmi nos clients, des gouvernements accusés de violations des droits humains.
ALICE PRIVEY est chargée de recherche et d’événements pour l’association Stop Fuelling War (Cesser d’alimenter la guerre), après avoir obtenu un master en études de conflits et études de paix à l’université Radboud, aux Pays-Bas. Elle est également jeune ambassadrice pour l’ONG ONE, mouvement mondial pour en finir avec l’extrême pauvreté et les maladies évitables d’ici 2030.
Le système français repose sur un principe de prohibition. La production et la vente d’armes sont interdites, en principe, et doivent faire l’objet d’une dérogation pour avoir lieu.
Pour autoriser l’exportation d’armes et d’équipements de guerre, il existe une commission appelée la CIEEMG (la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre) qui regroupe les ministères de l’Europe et des Affaires étrangères, des Armées, de l’Économie, des Finances et de la Relance, et les services du Premier ministre à travers le Secrétariat général pour la défense et la sécurité nationale (SGDSN). Elle se réunit tous les mois pour statuer sur les dossiers d’exportation en s’appuyant sur des éléments tels que les évaluations de risques que ses membres doivent produire. En cas de désaccord des membres de la CIEEMG ou de dossier sensible, c’est le Premier ministre qui a le dernier mot. Pour les plus gros contrats, ou les plus sensibles politiquement, c’est le président de la République.
Est-ce que la CIEEMG fonctionne convenablement ? Est-elle efficace ? Impossible de le savoir car ni la société civile, ni le Parlement n’ont accès aux informations sur le nombre ou les motivations des licences acceptées ou refusées par la CIEEMG. Il est également impossible d’avoir accès aux évaluations des risques pourtant si cruciales pour la prise de décision. Le contrôle du Parlement est presque inexistant et le gouvernement se fait juge et partie du processus des exportations d’armement, puisqu’il est à la fois le décideur et l’acteur en charge du contrôle de la décision. Le rôle du Parlement devrait être de contrôler ces décisions, conformément aux articles 20 et 24 de la Constitution, mais ce contrôle ne peut pas être mené à bien, en raison du manque de transparence du gouvernement.
Cependant, le travail d’investigation de journalistes ou d’associations a mis à jour des potentiels dysfonctionnements graves de ce système. En 2019, le journal Disclose, site web d’investigation français, publie une note de la DRM, (Direction du renseignement militaire) qui révèle des suspicions d’utilisation d’armes françaises par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis dans le conflit armé au Yémen contre des populations civiles. En 2018, un rapport d’Amnesty International accuse la France de continuer à vendre ses armes aux autorités égyptiennes qui les ont utilisées pour réprimer mortellement la population civile entre 2012 et 2015. En mars 2022, on apprend, par Disclose, que la livraison d’équipements militaires français à la Russie a continué après l’embargo de 2014, et que ces équipements sont aujourd’hui potentiellement utilisés dans les chars russes en Ukraine.
Les exportations d’armes françaises ont bondi de 59 % dans le monde entre 2012-2016 et 2017-2021 (Sipri, Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, 2021) tandis que ses principaux clients ont une renommée douteuse en matière de violations des droits humains. D’après le rapport au Parlement publié annuellement, l’Arabie Saoudite était le premier client des armes françaises entre 2010 et 2019. Ensuite, on trouve l’Égypte et l’Inde, à qui on a vendu, entre autres, des avions Rafale. Puis le Qatar, le Brésil et les Émirats arabes unis. Un palmarès peu enviable du « pays des droits de l’Homme ».
Il existe des lois et des normes internationales pour réguler ce commerce particulier et tenter de protéger les civils ainsi que prévenir les crimes de guerre et crimes contre l’humanité : au niveau international, le Traité sur le commerce des armes (TCA) est entré en vigueur en 2014 grâce à la mobilisation de la société civile mondiale. Au niveau européen, depuis 2009, il existe la Position commune, document par lequel l’Union européenne ou simplement le Conseil de l’Europe dans le cadre de la procédure législative, émet un avis global sur tel ou tel sujet. Au niveau national, les systèmes de surveillance et de contrôle ont une portée limitée : pour être appliqué, le TCA devrait être transposé dans l’ordre juridique interne avec un système de contrôle national et une législation nationale ; mais en France, cette transposition n’est pas complète.
La limite de ce cadre international est le contrôle du respect de ces normes. Les États sont eux-mêmes chargés d’assurer le respect de ces lois avec des outils de vérification et de contrôle. Lorsqu’il y a une suspicion de violation de ces normes et de violation des droits humains ou du droit international humanitaire, la charge de la preuve retombe sur la société civile, les médias ou des individus qui se heurtent au secret défense et au manque de transparence de l’État.
Tous les acteurs, toutes les actrices de la société devraient être informé·e·s des processus d’exportation faits au nom de la France et qui engagent notre responsabilité à toutes et à tous. En mai 2021, 81 % des français·e·s interrogé·e·s disaient ne pas être assez informé·e·s sur le commerce des armes (sondage réalisé par Harris pour Amnesty International France).
Pourtant les exportations d’armes ont de réelles conséquences sur la vie quotidienne des Français·e·s. En termes de dépenses publiques, par exemple, toute l’industrie de l’armement français repose sur un choix politique : l’autonomie stratégique. La France veut pouvoir produire ses armes et équiper son armée avec des armes françaises. C’est un besoin politique qui motive la création de l’industrie de l’armement. La production d’armement est extrêmement coûteuse et la taille du marché intérieur ne permet pas à l’industrie d’amortir ses coûts : il y a donc une forte pression à l’exportation, motivée par un choix politique. L’État investit des sommes faramineuses pour développer des programmes d’armements de pointe et pour rendre la production d’armes attractive afin de convaincre des entreprises d’y investir.
Ces financements publics découlent d’un choix : rendre la défense nationale prioritaire sur d’autres problématiques sociales et politiques. Ainsi, en 2018, le Parlement français votait la Loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025. Lorsque Emmanuel Macron était élu président en 2017, le budget du ministère des Armées était de 32,4 milliards d’euros. Avec la LPM 2019-2025, l’augmentation de ce budget a été calibrée à +1,7 milliard par an jusqu’en 2022 puis 3 milliards par an jusqu’en 2025, pour atteindre un budget de 50 milliards d’euros en 2025. C’est une augmentation de 45 % du budget de la défense entre 2017 et 2025. Les dépenses militaires trônent en troisième position des postes de dépense les plus importants de l’État, derrière le remboursement de la dette et l’éducation, et d’autres domaines tels que la santé, la transition énergétique ou le logement.
Sans compter que dans les contrats d’exportation d’armes, une part non négligeable de l’argent atterrit dans les poches d’individus privés, de façon complétement illégale. La corruption est un problème majeur et systémique du commerce international des armes. Le chercheur Joe Roeber a estimé, en 2005, que 40 % de la corruption mondiale correspondait à des contrats d’armement. En France, on peut citer l’affaire Karachi, celle des frégates de Taïwan ou encore l’Angolagate1. Selon Transparency International, organisation non gouvernementale internationale d’origine allemande ayant pour principale vocation la lutte contre la corruption des gouvernements et institutions gouvernementales dans le monde, les risques de corruption sont élevés, et ces risques sont amplifiés par certaines pratiques, telles que le pantouflage. Cela désigne les allers-retours entre la haute fonction publique et des postes à haute responsabilité dans le secteur privé. Thierry Breton, ancien PDG de l’entreprise Atos en est l’exemple le plus frappant : depuis 2019, il est devenu commissaire européen en charge de la politique industrielle, du renforcement du marché intérieur, du numérique, de la défense et de l’espace. Le pantouflage favorise les conflits d’intérêts, des inégalités d’accès et la mise en place d’un réseau en vase clos.
Toutes ces ressources perdues pourraient être investies dans la transition énergétique, une grande urgence. Combattre la crise climatique, c’est garantir la sécurité de tous et de toutes à moyen terme, là où les armes sont un vecteur de violence et d’insécurité à court-terme.
En juin 2022, à Villepinte, aura lieu le salon de l’armement de Paris : Eurosatory. Ce salon constitue la représentation physique en France, des ventes et des exportations d’armes. Il a lieu tous les 2 ans et on peut y voir des responsables politiques et militaires internationaux, parfois accusés de violations des droits humains, venir choisir et acheter leurs prochaines armes, leurs prochains systèmes de surveillance ou autres matériels de guerre.
1. L’Angolagate est une affaire d’État concernant une vente d’armes soviétiques en 1994, alors que la guerre civile angolaise venait de reprendre. La justice française reprocha à plusieurs personnalités de la politique française et du monde des affaires d’avoir vendu à l’Angola, de 1993 à 1995, des armes provenant de l’ancien bloc soviétique, sans avoir reçu d’autorisation de l’État français.