CATHERINE HURTIG-DELATTRE, formatrice, ex-enseignante et directrice d’école.
L’auteure nous partage son expérience d’enseignante et de directrice d’école, dans un quartier en mixité sociale à Lyon. À l’école se côtoient des familles de classes moyennes voire aisées, de milieu populaire ou avec des conditions de vie très précaires. Ces dernières sont souvent des familles primo-arrivantes, domiciliées administrativement par des associations, et en réalité sans hébergement, voire sans papiers.
Le projet de l’école est de mettre en place la coopération avec les parents d’élèves dans une optique coéducative, conformément au prescrit récent de l’Éducation nationale encore trop peu respecté. Je témoigne de cette expérience dans un livre paru aux éditions Chronique sociale (Lyon, 2016). Mais qu’est-ce-que la coéducation? Selon l’adage qu’« il faut tout un village pour élever un enfant », il s’agit d’une mutualisation entre les différents acteurs de l’éducation (parents et professionnels) afin de mieux accompagner l’enfant dans son chemin de vie. Cela passe par des dispositifs et des postures visant à accueillir au mieux les familles, les informer le plus explicitement possible, dialoguer avec elles, afin de leur permettre de s’impliquer dans l’école.
Ces actions, qui peuvent paraître simples, sont en réalité complexes et à penser spécifiquement avec des familles « dans la galère ». En effet, pour un parent qui vit un parcours migratoire complexe et qui n’est pas sûr de subvenir aux besoins vitaux de son enfant (manger, dormir sous un toit, se laver, se vêtir), l’école est à la fois précieuse et dérisoire. Elle est précieuse car symbole fort d’hospitalité et promesse d’un horizon meilleur. Mais elle peut devenir dérisoire d’un instant à l’autre, si la faim, le froid, la maladie prennent le dessus des préoccupations, ou encore si la sécurité n’est pas assurée parce qu’on est expulsé de son logement temporaire ou menacé de l’être du territoire. De plus, pour ce parent qui manque de repères dans la « mai- son-école », tous les implicites du système scolaire peuvent devenir de nouvelles sources d’insécurité et de malentendu. Dans ces conditions, les mots « accueil », « information », « dialogue » prennent un sens plus fort encore qu’avec les autres familles. Ces mots concernent non seulement les enseignants, mais l’ensemble des professionnels de l’école : Atsem en maternelle, animateurs périscolaires, équipe médico-sociale...
Accueillir : ouvrir la porte sans jugement, sourire, faire visiter les lieux, présenter les personnes qui travaillent là, s’adresser directement à l’enfant sont autant de gestes qui comptent beaucoup. De nombreux témoignages de parents qui s’expriment auprès de travailleurs sociaux, en attestent. Si le parent se sent accueilli dans cette maison, alors il pourra faire de son mieux, malgré tous les obstacles qu’il doit surmonter, pour s’adapter à ce nouvel environnement et à ses contraintes.
Informer : expliquer les horaires, les habitudes, traduire tout ce qui est nécessaire (vive les traducteurs automatiques sur nos téléphones!), s’assurer du soutien de familles déjà présentes dans l’école qui pourront rassurer, expliquer et si besoin traduire, être toujours vigilant au sujet des informations données au quotidien et difficilement compréhensibles... Ici encore, les gestes professionnels sont indispensables et ils portent leurs fruits.
Dialoguer : cela se construit « à parité d’estime », en instaurant un respect mu- tuel pour les compétences de chacun, sans préjugé quelles que soient les différences de points de vue ou de conceptions éducatives, en prenant en compte avec empathie les craintes, les hésitations, les éventuelles inconstances générées par la précarité.
Ce terme provient de la «sociologie de l’éducation tout au long de la vie»1 et il définit bien ma conception de la relation avec les parents. En effet, la relation entre parents et enseignants est par nature asymétrique – les professionnels de l’éducation sont en position d’experts face à des parents en position pragmatique et guidée par l’affect. Lorsque les parents sont en situation précaire, quand ils ne maîtrisent pas la langue et/ou quand ils n’ont pas eux-mêmes un haut niveau scolaire, cette asymétrie est bien plus forte. La relation s’inscrit alors dans un rapport de pouvoir qui conduit à des incompréhensions et produit l’impossibilité pour l’autre de s’exprimer. Considérer cette relation « à parité d’estime », c’est assumer cette asymétrie et redonner du pouvoir à chacun : nous n’avons pas les mêmes rôles, pas les mêmes expériences, pas les mêmes statuts, mais nous pouvons considérer avec gratitude ce que chacun de nous va apporter à l’enfant. Adopter cette posture d’estime ouvre énormément de portes, et permet d’expérimen- ter une relation réciproque : les parents reconnaissent le professionnalisme des éducateurs, et ceux-ci reconnaissent la compétence parentale quelles que soient les conditions de vie du parent. Ce dialogue va s’instaurer au quotidien et dans mon expérience, il s’est construit avec ces familles dans deux contextes contrastés :
Du côté institutionnel et dans le cadre de la classe, j’ai mis en pratique des entretiens individuels avec chaque famille. Ils instaurent la confiance et l’idée que chacun a besoin de l’autre, en amont de toute évaluation scolaire et de catégorisation d’« élèves à besoin particulier ». Je demande aux parents : « Que pensez-vous nécessaire que je sache de vous et de votre enfant, pour l’accompagner au mieux dans ses apprentissages scolaires ? » Le parent, ainsi placé en position de « sachant » est libre de parler de la vie de l’enfant, de sa place dans la fratrie, de sa santé, de ses goûts, etc. Dans le cas d’une famille vivant dans la pauvreté, les conditions de vie seront présentes dans l’entretien, mais pas omniprésentes : l’enfant-élève prend sa place ici avec ses joies, ses inquiétudes, ses expériences d’enfant, son goût d’apprendre et/ou ses difficultés. Suite à cet entretien, les régulations seront plus faciles : pour dénouer les éventuelles tensions ou accompagner l’enfant dans ses apprentissages scolaires, avec d’éventuels dispositifs d’aide à proposer aux parents, souvent difficiles à comprendre pour eux.
Du côté militant et dans le cadre de l’école, j’ai vécu l’ex- périence des occupations d’école organisées par le collectif Jamais sans toit2, afin de mettre à l’abri des familles sans hébergement face à un État défaillant qui ne respecte pas le droit inconditionnel au logement, ni la Convention in- ternationale des droits de l’enfant. Par la force des choses, cette expérience partagée comme dormir ensemble à l’école, contacter les services sociaux et la mairie, chercher une solution fut-elle temporaire, instaure la parité d’estime, par le biais d’une empathie devenue accessible au-delà de l’altérité profonde qui nous sépare. Je n’ai pas la prétention d’avoir compris la galère, parce que seul celui qui vit la misère sait ce que représente l’insécurité du lendemain. Pour autant, j’ai approché la capacité à s’adapter, le courage, l’amour inconditionnel pour les enfants. J’ai mesuré ce que peut signifier une « compétence parentale » quand on doit serrer son enfant contre soi pour qu’il n’ait pas trop froid ou quand on doit lui expliquer qu’on ne sait pas où on dormira demain. J’ai compris et dû accepter aussi que les personnes précaires ne soient pas des anges, qu’elles ne disent pas toujours la vérité sur leur situation, qu’elles ne soient pas toujours en mesure de tenir leurs engagements, et que je devais tenir le cap du cadre scolaire malgré tout... Bref, une vraie école de la vie et de la relation, complexe et vivante.
Pour l’enfant-élève, il y a dans cette relation coéducative un enjeu fort pour les apprentissages : lorsqu’il sent que ses parents dialoguent avec les professionnels à qui ils le confient, l’enfant gagne en confiance en lui et peut construire son estime de soi. Lorsqu’il constate que les adultes réussissent le plus souvent à dénouer les situations conflictuelles, il peut s’autoriser à apprendre dans cet univers différent de celui de sa famille, dépassant ainsi les « conflits de loyauté ». Il peut faire des liens entre ce qu’il apprend à l’école et ce qu’il apprend dans sa famille : tous ces « savoirs de la précarité » mis en valeur par ATD Quart-monde, sont un véritable trésor si on les prend en compte.
Bien sûr, cette aventure, même à parité d’estime, n’est pas un long fleuve tranquille. Il arrive fréquemment que parents et professionnels ne se comprennent pas ou se jugent mutuellement, ce qui produit conflits ou évitement, colère ou méfiance. La médiation de travailleurs sociaux et d’as- sociations de pédagogie sociale, qui interviennent en direct avec les familles, est souvent très utile, comme le propose l’association Classes à Lyon (cf. « associationclasses69 » sur Facebook).
La coéducation est un exercice sans cesse à remettre sur l’ouvrage... Mais que d’enrichissements mutuels, que de leçons de vie lorsque la rencontre se produit !
1. Accompagnements et histoires de vie, Gaston Pineau, L’Harmattan, Paris 1998
2. Facebook « jamaissanstoit69 ».
BIBLIOGRAPHIE
– Hurtig-Delattre C. , La coéducation à l’école, c’est possible ! Chronique sociale, Lyon 2013.
– Ott L., Travailler avec les enfants en situation de rue, Chronique sociale, Lyon 2013.
– Felix R., Tous peuvent réussir ! Partir des élèves dont on n’attend rien, Chronique sociale et ATD Quart Monde, Lyon 2013.