Des vacances à la Bise pour retrouver sa dignité

Auteur

Sylvain Lestien

Année de publication

2022

Cet article est paru dans
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SYLVAIN LESTIEN, volontaire permanent d’ATD Quart Monde, dans la maison de vacances familiales La Bise (Jura).

La Bise est un ancien moulin dans le Jura, transformé par ATD Quart Monde (Agir tous pour la dignité) en maison de vacances familiales, pour permettre à des familles vivant la grande pauvreté de vivre des
vacances réussies.

Commençons par un mauvais souvenir : dans un Centre d’hébergement où nous habitions nous-mêmes, un journaliste était venu pour décrire des ateliers pour enfants. Avec les parents qui avaient accepté de témoigner, nous avions relu et approuvé l’article, mais le journal a choisi seul le titre, parlant « d’enfants pauvres ». Les parents se sont sentis trahis : « Nos enfants ne sont pas pauvres ! Nous, nous sommes pauvres, mais on fait tout pour que nos enfants ne le soient pas ! »

Les parents qu’on accueille à La Bise aiment leurs enfants et ont plein de savoir-faire. Nous leur faisons confiance, et bien sûr, nous les soutenons. Car la misère fatigue : vivre dans un environnement dégradé, ne pas pouvoir se faire plaisir, retourner dans sa tête tout ce qui ne va pas dans sa vie, se sentir mal regardé dès qu’on sort de chez soi, mal accueilli quand on entre quelque part… ça blesse, ça érode, ça fait perdre confiance en soi. À ATD, nous nous appuyons sur les forces de la famille : « Ce qui donne la force de se battre, c’est ceux qu’on aime, à commencer par les enfants ».

Un ami me disait : « J’ai l’impression qu’on est sur des tapis roulants : certains, quand ils font un pas, avancent vite ! Mais moi, c’est comme si j’étais sur un tapis qui roule à l’envers ; je fais des efforts mais je n’avance jamais, alors je me fatigue et finalement, je recule ! ». Quand telle est votre expérience, la honte vous guette, avec le mépris de soi, les humiliations et finalement l’isolement.

Le grand défi est celui de vivre en collectif.  « J’étais stressée, j’avais la trouille de venir… Avec les autres enfants, tu ne sais pas comment ça va se passer.», « Avant de venir on a peur de ne s’entendre avec personne et de rester renfermé sur soi-même », « Quand je suis arrivée, j’avais grave les pétoches pour la vie en collectif… Pour moi la vie c’est moi et mon fils, on croise le facteur des fois, sinon on ne voit personne ! » Accepter de faire famille sous le regard d’autres... Ces familles dans le collimateur des services sociaux, vivent avec la peur permanente qu’on place leurs enfants ; ou, si ceux-ci sont placés, avec la peur qu’un rapport social négatif soit fait ! Face à ces craintes viscérales et fondées, nous faisons tout pour que les « vacanciers » se sentent accueillis, jamais jugés, reprennent confiance et se détendent. Nous disposons dans les chambres des petits bouquets de fleurs et des gâteaux, nous mettons les jolies nappes. Nos enfants traînent par là, et comme ils ne sont pas parfaits, et que nous ne sommes pas des parents parfaits non plus, nous nous retrouvons entre gens imparfaits qui essayons de faire de notre mieux… Et promis, nous ne ferons aucun rapport à personne !

Certaines familles ont le droit de vivre avec leurs enfants « placés » le temps de vacances à La Bise : joie d’être ensemble, mêlée au sentiment ne pas savoir faire famille. Une maman nous dit : « Ce n’est pas moi qui ai élevé ma fille, elle n’a pas mes valeurs ! » Une autre mère venait de récupérer son fils après des mois de placement, et avait perdu toute confiance dans ses capacités parentales. Celles-ci étaient seulement enfouies, recouvertes par un quotidien de jugements et d’humiliations. Se sentant soutenue, elle a tenu bon quand son fils a fait une crise, elle a essayé de le coucher à la même heure que les autres, elle a pu vivre de bons moments avec lui. Aujourd’hui…, plus de crises, l’enfant semble heureux à l’école, les relations avec l’éducatrice sont désormais bâties sur la confiance… Restent les problèmes de santé, car la misère et son stress usent les corps !

À la fin du séjour, nous prenons le temps d’un « café des parents », pour nous dire ce que nous avons vécu. C’est très fort, et pas facile à raconter à d’autres ! « J’avais trop peur que ce soit comme une colo ! » : ces deux parents craignaient qu’on leur dise à quelle heure se lever, se coucher, que faire de leur journée… Quelle blessure d’être infantilisés, déconsidérés dans leur autorité parentale. Les parents très pauvres sont privés de pouvoir sur leur vie. Ils ne choisissent pas où ils habitent, ni leur médecin traitant, ni trop ce qu’ils mangent [1]. À La Bise, on construit ensemble le programme à partir des rêves de chacun, des richesses du territoire et des trésors qu’offrent les Amis de La Bise. Pas d’heure de lever ni de coucher, on demande juste de manger ensemble, et pour le reste, on se soutient. Nous cherchons à tenir sur ce fil de crête : laisser le parent être parent, l’encourager à prendre des risques (en effet, dire non à son fils, c’est risquer qu’il s’entête et de se retrouver face à sa propre violence), tout en manifestant que nous sommes là, comme les arcs-boutants d’une cathédrale !

Qui aide ? Qui est aidé ? Notre plus grand plaisir, c’est d’entendre des amis de passage dire : « Je ne savais pas qui était qui ! » Cela fait tellement de bien, ça élève même, de pouvoir aider, d’être remercié ; de lire dans les yeux de son enfant l’admiration pour son papa qui vient de réparer une crevaison, pour sa maman qui a réussi à endormir le bébé d’une autre. Cette fierté, si précieuse car si rare dans les vies abîmées, nous la cultivons. L’été dernier, une maman est venue avec ses 5 enfants. Quelques mois après, l’éducatrice nous appelait : « Mais comment avez-vous fait ? Avant, quand j’allais voir Madame F. elle me recevait en pyjama et décoiffée ; maintenant, elle est habillée, coiffée, maquillée ! » Notre façon de vivre ensemble lui a permis de se réapproprier sa place de mère et de retrouver sa dignité.

Yvan a séjourné à La Bise il y a un an. Il a vécu des années à la rue, son fils est placé. Il ne peut le recevoir car l’ASE exige que l’enfant dorme dans une chambre à part. Il nous a appelés dernièrement : « Ça va bien, j’ai repris des forces à La Bise ! Du coup j’ai eu envie que mon fils vive avec moi ; j’ai fait une petite cloison dans mon studio, et l’assistante sociale est d’accord pour que mon fils vienne les week-ends ! » Quand les personnes se ressaisissent de leurs vies à La Bise, c’est du bonus, car nous ne nous autorisons pas d’autre ambition que de vivre de super vacances ensemble. Ce bonus, quand il surgit, est juste le fruit d’une semaine de vraie détente, de joie d’être avec d’autres, fiers des siens.

Les appareils-photos « mitraillent » … À la fin du séjour, chaque famille choisit des photos pour « son » album. « Sur la photo devant la cascade, mon fils et moi, on est trop beaux, ça fait bizarre ! Je n’suis pas habitué ! ». Cet album devient un bien précieux : la preuve de la famille heureuse ensemble et avec d’autres, la preuve de sa propension au bonheur quand certains ont l’impression qu’elle ne fait rien pour s’en sortir. Mathieu me dit : « J’n’ai jamais tant rigolé. Ça détend ! Tu aurais dû prendre une photo de moi à mon arrivée et une maintenant ; j’étais contracté, et maintenant je suis bien ! J’ai mis du temps à m’habituer parce que je ne suis pas sorti depuis des années ; je vois un copain, à part ça, je suis seul. J’ai lu une histoire à ton petit, on a joué ensemble, ça m’a bien plu. Je ne vois jamais d’enfants. J’ai bien rigolé ce jour-là, oh la la, ça m’a fait du bien ! Tu vois sur les photos, n’y en a pas un qui n’rigole pas ! » On part en vacances pour se détendre, se changer les idées, reprendre des forces… Les familles en grande pauvreté ont les mêmes aspirations. Mais partir et réussir ces vacances est pour elles un grand défi ! Nous sommes témoins que ça vaut la peine : oui, les familles qui subissent la misère ont besoin de vacances, et sont capables de les réussir ! Eh oui, ça peut changer leur vie !

La recette est souple mais comporte des ingrédients indispensables : respect, plaisir sincère d’être ensemble, bienveillance, humilité, confiance. Lisa, à la fin d’un séjour confie : « Chaque jour, vous nous avez montré des gestes simples qu’on avait oubliés. Avec les soucis, le stress, on oublie ce qu’on sait faire. » Max, après un après-midi à jouer avec nos enfants : « Ça fait 6 ans que j’n’avais pas fait rire des enfants, j’avais oublié que je savais le faire, et que j’aimais ça... ». Max, celui qu’on évite sur le trottoir, sans imaginer qu’il est un père que cela détruit de ne pas voir son enfant. En tout cas, à La Bise, Max et son fils, on les attend avec impatience !


[1]Lire : En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté, Éditions Quart-Monde, 2020, 272 p., 6€


Article écrit par Sylvain Lestien.

Article paru dans le numéro 204 d’Alternatives non-violentes.