La compétition ne tue pas le sport

Auteur

Michel Caillat

Année de publication

2023

Cet article est paru dans
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Le sport est compétitif par essence. La compétition ne tue pas le sport mais elle tue l’activité physique, celle où l’on peut jouer sérieusement ou pas, dire stop quand on le veut, mêler filles et garçons dans les équipes, courir sans chronomètre en main, coopérer sans exclure…

MICHEL CAILLAT, journaliste puis professeur d’économie et de droit à Orléans, auteur de nombreux ouvrages de sociologie du sport, dont notamment : Sport : l’ imposture absolue, Paris, Éd. Le Cavalier Bleu, 2014 ; Le Sport, Collection Idées reçues, Paris, Éd. Le Cavalier Bleu, 2001 (réédité et actualisé en 2008) ; L’ idéologie du sport en France, Montreuil, Éd. de la Passion, 1989 ; Les Dessous de l’Olympisme, Paris, La Découverte, 1984 (en collaboration) ; Le Sport en miettes, Orléans, Coopérative d’édition populaire, 1981.

 « La compétition est au fond un principe opposé à une éducation humaine. »

                                     Theodor W. Adorno, philosophe (1903-1969).

Tout commence par la définition. Le refus de voir et de savoir, l'aveuglement, la censure devant un fait social total qui mobilise des millions de personnes sont liés à la volonté du plus grand nombre de ne pas définir le mot sport, de laisser entendre que tout mouvement est sportif. Or, le sport n'est pas l'activité physique, il est une activité physique d'un type particulier. La définition admise par la grande majorité des chercheurs, sociologues, etc. est claire : le sport est une situation motrice, compétitive, réglementée et institutionnalisée. Il n'y a pas de sport sans compétition. Sans définition, on entretient le flou et tout le monde entend ce qu'il veut bien entendre. Tout débat argumenté devient impossible.

Le sport est compétitif quel que soit le niveau de pratique. Il n'y a pas de sport-loisir, de sport « soft », de sport dit de masse, opposé au sport d'élite. Tous ont la même finalité : s'affronter, gagner, désigner le meilleur sur les plans départemental, régional, national. Quand on est adhérent d'une fédération agréée ou affinitaire, (membre de la FFF, de la FSGT, de la FSCF, de l'UNSS, d'une section handisports, etc.)[1], on entre dans le système impitoyable de la compétition.

Dans un entretien donné quelque temps avant sa mort, le grand biologiste Henri Laborit (1914-1995) déclare au terme d’une vie de recherche scientifique sur le comportement humain : « Pour moi, toute compétition est ordurière. Elle est à l’origine de tous les malheurs de l’homme […]. Dans notre monde, la compétition c’est la trivialité la plus dégueulasse, la plus bête. » Quand on lui fait remarquer que le besoin de se mesurer aux autres existe chez l’homme de façon instinctive, il répond clairement : « Non. Il n’y a aucun instinct là-dessous[2]. »

Omniprésente dans tous les domaines d’activité (économique, artistique, politique, religieux, éducatif, scolaire, sportif), la compétition est considérée comme le comportement normal des rapports humains. Elle est devenue un inconscient social. Dès lors qu’on la juge naturelle et qu’on l’accepte comme moteur nécessaire et inéluctable de l’action, voire de l’Histoire, on cesse de se poser des questions à la fois sur la société et sur soi-même, et on se ferme à toute possibilité d’imaginer ce que peut signifier un monde sans compétition. Dans leur relative solitude, les scientifiques tentent de nous éveiller : « Dans des tas de sociétés le besoin d'être le meilleur n'existe pas », relève le socio-psychanalyste Gérard Mendel (1930-2004) et le généticien Albert Jacquard (1925-2013) note : « Introduire l’idée de nature est abusif. La nature n’a pas prévu la compétition. » Et même si elle était naturelle, la compétition ne serait pas pour autant fatale. Il y a mille exemples où l’homme a su dire non à la nature au nom d’un autre objectif. Dans un monde où règnent l’inégalité, la violence, la guerre et la misère, il semble difficile d’avancer l’idée que la compétition fait œuvre de civilisation.

La perspective compétitive est inhérente au sport mais l’impérialisme de la compétition n’est ni évident, ni universel. Il est pourtant courant de raconter que le besoin de se dépasser est dans l’essence de l’homme, que l’esprit de compétition est enraciné au plus profond de nous, qu’il est génétiquement programmé, et que le sport est un besoin physiologique, au même titre que le sommeil, la soif et le sexe. Ce postulat empêche de voir le sport comme un produit de la culture, un construit culturel, pour en faire une donnée inscrite dans la nature humaine. Qui peut soutenir sérieusement qu’il existe un gène du football, du snowboard ou du BMX ? Qui peut imaginer que l’organisation ininterrompue des matchs, le calendrier dense et exigeant des rencontres et des combats sont des données de la nature ?

L’esprit de compétition est surdéterminé par un système social. Le sociologue et sémiologue Jules Gritti (1924-1998) affirme : « L’impérialisme dans la compétition n’est ni évident, ni universel. Il en ressort que le fait de jouer pour gagner, pour vaincre l’autre est une donnée de notre culture occidentale. Le patriotisme tant local que national va se lier à cette recherche de la suprématie. » Des anthropologues ont montré qu’il y a des sociétés où l’esprit de compétition n’existe pas, et des expériences pédagogiques l’ont confirmé. Claude Lévi-Strauss (1908-2009) parle dans La Pensée sauvage (1962) des « Gahaku-Gama de Guinée qui ont appris le football mais jouent plusieurs fois de suite autant de parties qu’il est nécessaire pour que s’équilibrent exactement celles perdues et celles gagnées par chaque camp, ce qui fait traiter le jeu comme un rite ».

Consciemment ou non, en prétendant que la compétition est innée, les sportifs, pratiquants et spectateurs, culturalisent la nature : ils fondent la compétition sociale sur l’instinct pour justifier, dans un second temps, un état culturel donné. Comme l’observe l’anthropologue américain Marshall Sahlins (1930 - 2021), on est en présence d’un « capitalisme génétique ». On cherche à fonder le système économique capitaliste sur de prétendues caractéristiques biologiques. Or la nature n’a pas prévu la compétition généralisée et organisée. La compétition sportive est une injonction sociale culturellement intériorisée. Comme les « jeux » de compétition prospèrent dans nos sociétés industrielles, il nous semble actuellement impossible d’y échapper. La compétition sportive est une injonction sociale culturellement intériorisée.

Pourquoi faudrait-il aller toujours plus loin dans le processus de dépassement des records ? Où fixer les limites ? Personne n’a encore répondu à ces questions. Ne semblant jamais pouvoir être freinée, la course aux performances a acquis un caractère d’évidence. Elle justifie même l’idéologie d’une lutte toujours plus intense, musclée, sauvage, avec ses mensonges, ses tricheries et ses trahisons. Le sport est devenu le modèle-type de l’hyper-compétition, l’intention de chaque sportif étant de devenir un gagnant et, par voie de conséquence, un producteur de perdants. L’esprit chevaleresque et la solidarité tant vantés s’effacent quand il s’agit pour chacun de considérer l’autre comme un solide ennemi. Pour Albert Jacquard, « une société qui propose à la jeunesse la compétition comme seule morale de la vie est une société malade ». Que le meilleur gagne aboutit toujours à ce que le plus faible meure, même symboliquement.

La compétition contre la coopération

Présenter le sport comme l’horizon indépassable d’une époque qui se caractérise par son intolérance extrême à tout ce qui n’entre pas dans le jeu de la concurrence, c’est refuser de s’interroger. Une société sans compétition est-elle irréaliste ? À quoi cela sert-il d’être plus fort que l’autre ? Des psychologues ont étudié dans le milieu scolaire les multiples échanges enregistrés pendant les jeux coopératifs, ces jeux dans lesquels tout le monde gagne ou tout le monde perd, où tout le monde travaille ensemble, où personne n’est éliminé et où la solidarité est la qualité première. En partant de la conception du « gagnant-gagnant », chacun joue l’intérêt de tous, contrairement à la conception du « gagnant-perdant » qui génère une dynamique d’exclusion. Ces jeux marient le plaisir de jouer et le plaisir d’échanger, offrent un espace de résolution constructive des conflits, et ouvrent à l’art de la concertation. Les jeux de « la balle assise », de la « balle au chasseur », des « poules, renards, vipères », tous ces jeux paradoxaux et subtils permettent de sortir du duel sportif pour élargir et diversifier les relations humaines. 

Les sportifs qui vivent en perpétuelle rivalité ne pensent qu’à elle ; ils sont absorbés par le monde de la compétition et déterminés par la pensée de ce monde. Dénoncée dans d’autres domaines comme facteur majeur d’inégalité, la logique compétitive est en sport, malgré sa sélection cruelle et ses implacables conséquences (la casse physique et mentale, par exemple), jugée saine et formatrice par la très grande majorité des citoyens. Rien ne doit stopper la course des meilleurs, les affrontements incessants. Dans la concurrence sportive comme dans la concurrence commerciale que se livrent les clubs et les entreprises, tous les coups ne sont pas permis et malgré cela, tous sont utilisés. Car il ne faut jamais décevoir pour être reconnu par les autres et par soi-même. Le sport est bien depuis son origine au 19ième siècle l’incarnation de ce que le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) nommait « bellum omnium contra omnes » (« la guerre de tous contre tous »).

La maxime « l’essentiel est de participer », attribuée à tort à Pierre de Coubertin, vaut davantage pour sa postérité que pour sa vérité, sauf à ignorer l’étymologie des mots. Venu du bas latin competitio qui signifie « rivalité », la compétition exprime l’idée de « courir contre les autres » et pas seulement « avec les autres ». Dans son livre La Concurrence et la Mort (1995), le journaliste Philippe Thureau-Dangin note finement : « Lorsque le principal artisan de l’olympisme moderne affirme que ‘’ l’essentiel est de participer’’, il ne faut pas voir dans ce slogan une consolation pour les vaincus. Il s’agit bien plutôt de pousser tout un chacun à entrer dans le jeu de la concurrence (ou de la compétition sportive). L’essentiel est donc bien de prendre part : les organisations fascistes en feront l’axe d’une politique ; la société concurrentielle, un préalable pour toute existence. » Les pratiques de loisir ou de glisse – comme les pratiques dites freestyle (style libre) ou freeride (pratique libre) – ne constituent pas une délivrance à l’égard du sport institutionnel, mais elles en donnent l’illusion ; loin d’être des expériences de résistance au système, elles le renforcent. La grande mystification consiste à poser toutes ces activités en opposition aux pratiques sportives compétitives.

Le sport étant compétitif par essence, la compétition ne tue pas le sport mais elle tue l'activité physique, celle où l'on peut jouer sérieusement ou pas, dire stop quand on le veut, jouer à trois contre trois, mêler filles et garçons dans les équipes, courir sans chronomètre en main, en gardant le droit de flâner ou de s'arrêter, sans obligation d'aller jusqu'à l'arrivée. Le système sportif a tendance à s’identifier à l’universel, à poser sa culture comme la culture, et à imaginer que toute activité corporelle lui appartient. Le sport sera un jeu le jour où l’on gagnera sans rien gagner et où l’on perdra sans rien perdre. Il faut toujours méditer cette belle parole d'enfant : « C’était bien, le sport, mais on peut aller jouer maintenant ? »

 

 

 

 

 

[1] FFF (Fédération française de football), FSGT (Fédération sportive gymnique du travail), FSCF (Fédération sportive et culturelle de France), UNSS (Union nationale du sport scolaire).

[2] Sport et Vie, novembre 1994.


Article écrit par Michel Caillat.

Article paru dans le numéro 208 d’Alternatives non-violentes.