ALAIN REFALO est enseignant, membre-fondateur du Centre de ressources sur la non-violence et membre de l’IRNC. Il est l’auteur de Le paradigme de la non-violence. Itinéraire historique, sémantique et lexicologique, Lyon, Chronique sociale, 544 p., 2023.
ANV. — Votre livre de 544 pages entièrement consacré à la notion de non-violence à travers les siècles et les continents a de quoi étonner. Je témoigne qu’il se lit aisément. Une fois commencé, je n’ai jamais eu envie d’en abandonner la lecture. Comment vous est venu l’idée d’une telle recherche ?
Alain Refalo. — Le point de départ, c’est une interrogation par rapport au mot « non-violence ». Je voulais connaître son ou ses origines et comment il est arrivé jusqu’à nous. De ce fait, j’ai été amené à regarder de près les multiples définitions que l’on donne à ce mot, si particulier, de « non-violence ». D’autant, et c’est intéressant, que c’est un terme qui génère des réactions très différentes : le rejet total, l’incompréhension, l’interrogation, mais aussi l’adhésion (plus ou moins inconditionnelle). J’ai retrouvé le texte où Gandhi utilise pour la première fois en anglais le mot « non-violence » en 1919 et j’en expose les circonstances et les raisons. Il est la traduction du terme sanskrit « ahimsa », d’origine jaïniste et bouddhiste, qui signifie le respect absolu, en pensée, en parole et en acte, de toute vie. Mais ce que Gandhi ne sait pas, c’est que le mot « non-violence » existe en langue française depuis au moins le milieu du XIXe siècle (on le trouve dans des dictionnaires de droit) et qu’il a été utilisé épisodiquement dans des milieux anarchistes et pacifistes. C’est l’une des surprises de cette recherche que d’avoir découvert que le mot « non-violence » avait une origine française.
ANV. — Vous êtes professeur des écoles, militant de la non-violence et écrivain, connu depuis longtemps des lecteurs et lectrices d’ANV. Votre livre est construit comme le serait une thèse universitaire. Il totalise plus de 1 200 notes en bas de pages, avec des références toujours complètes. À quel public destiniez-vous votre livre en l’écrivant ?
A. R. — Ce livre n’est pas une thèse, mais une synthèse historico-sémantique de l’idée de non-violence, complétée d’une recherche lexicologique sur le mot « non-violence », ses antécédents comme ses différentes déclinaisons depuis sa création. Plusieurs publics peuvent s’y intéresser. Le militant y trouvera des arguments solides pour construire des débats sur la non-violence. Le chercheur découvrira l’immensité de la réflexion éthique et politique sur la non-violence aux quatre coins du monde. L’universitaire s’étonnera que ce sujet essentiel soit si peu présent dans les sciences sociales et politiques et est même quasiment absent du monde universitaire.
ANV. — Votre livre est une véritable anthologie de la non-violence. Ce qui ne vous a pas fait oublier que de célèbres penseurs sont passés à côté de la pertinence de la de l’action non-violente initiée par Gandhi, par exemple Albert Schweitzer. Racontez-nous ce cas.
A. R. — J’ai beaucoup d’admiration pour Albert Schweitzer. Théologien, pasteur, médecin, philosophe, musicologue, militant pour la paix et la cause animale, il a consacré une bonne partie de son existence à la défense de la vie sous toutes ses formes. Il a été l’un des tout premiers à répandre en Occident les textes jaïnistes sur l’ahimsa. La formule « respect de la vie » est son credo, même s’il a conscience que son application concrète est parfois difficile. Il est convaincu, pour le citer, que « l’apparition du commandement de non-violence est un des événements les plus importants dans l’histoire de la pensée humaine ». Et pourtant, lorsqu’il s’exprime sur Gandhi, il émet de nombreuses réserves sur son action non-violente. D’ailleurs, il est significatif que dans son livre Les grands penseurs de l’Inde (1936), il utilise systématiquement l’expression « résistance passive » (concept britannique), sans jamais faire référence au satyagraha, concept créé par Gandhi pour souligner la dimension active de l’ahimsa. Étonnamment, il considère la résistance passive comme un « emploi dissimulé de la violence » et ne visualise pas que la contrainte peut être exercée sur l’adversaire sans violence. En réalité, ce qui gêne Schweitzer, c’est que l’ahimsa soit mise au service d’une action politique.
ANV. — Vous écrivez que pour vous la non-violence repose sur deux pôles. Pouvez-vous ici un peu détailler ?
A. R. — La non-violence contient à la fois une dimension éthique et une dimension politique. Les deux sont inséparables pour à la fois appréhender l’idée de non-violence et visualiser son application concrète. Toutefois, il est important de distinguer les deux registres car leur finalité diffère. La dimension morale a rapport avec le refus de la violence et le respect des êtres vivants. Elle est de l’ordre du sens que l’on donne à sa vie. La dimension politique s’inscrit dans une action collective pour s’efforcer de transformer les multiples injustices et construire une civilisation véritablement humaine. Tout en étant porteuse de radicalité, cette action est cependant relative, car ses résultats ne sont pas acquis d’avance et, pour une part, peuvent être partiels. Mais l’action non-violente donne également du sens à l’existence car elle est en profonde cohérence avec les valeurs que nous défendons.
Entretien réalisé par François Vaillant