La désobéissance civile dans l'objectif d'un mouvement de masse

Auteur

Pauline Boyer

Année de publication

2024

Cet article est paru dans
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Pauline Boyer est co-autrice du Manifeste pour la non-violence, 2022. L’urgence climatique l’a menée vers la désobéissance civile et la non-violence au sein d’Alternatiba et d’ANV-Cop21. Elle est aujourd’hui chargée de campagne sur le nucléaire pour Greenpeace France.

Pratique pour le moins ancienne, la désobéissance civile est revenue sur le devant de la scène médiatique ces dernières années, notamment suite à l’émergence de mouvements citoyens pour le climat utilisant largement cette tactique. Pour n’en citer que quelques-uns, le mouvement Action Non-Violente Cop21 a été lancé en 2015 sous forme d’appel à entrer massivement en désobéissance civile pour faire pression sur les dirigeants du monde afin que les négociations de la Cop21 pour le climat aboutissent à un accord ambitieux et contraignant. Sa création a donné lieu à la formation à la désobéissance civile d’un réseau de plusieurs milliers de personnes en France, et à une mise en pratique avec la campagne des Faucheurs de chaises.

Créé en 2018, le mouvement anglais pour le climat Extinction Rebellion devient la coqueluche des médias qui semblent découvrir la désobéissance civile comme un mode de lutte nouveau. Il se répand comme une traînée de poudre dans le monde entier avec pour mode d’action principal le blocage de routes pour demander aux gouvernements d’écouter les scientifiques et d’agir pour sortir des énergies fossiles au plus vite, tout en redonnant du pouvoir politique à la population via des assemblées citoyennes. En avril 2022, ce sont des mouvements lancés pour durer le temps d’une campagne qui voient le jour. Ils sont reliés au Réseau A22 qui se définit comme « un collectif de projets engagé dans une course effrénée pour sauver l’humanité ». Des mouvements revendiquent l’arrêt des investissements dans les énergies fossiles, à l’instar de Letzte Generation en Allemagne ou Just stop oil au Royaume-Uni auquel l’action de la soupe à la tomate lancée sur le tableau des tournesols de Van Gogh à la National Gallery de Londres a conféré une renommée internationale. Insulate Britain en Angleterre ou Dernière Rénovation en France revendiquent le fléchage de milliards d’euros dans un grand plan de rénovation performante, massive et rapide des logements pour réduire significativement les émissions des gaz à effet de serre tout en améliorant la justice sociale. Les activistes du Réseau A22 estiment faire partie de la dernière génération à avoir des leviers d’action pour métamorphoser la société et limiter les tragédies liées au dérèglement climatique. Ils déclarent être « là pour forcer les gouvernements à réduire drastiquement leurs émissions de CO2 » et sont clairs sur leurs méthodes d’action : « Si nous ne sommes pas entendus, nous perturberons, semaine après semaine, comme l’ont fait maintes fois celles et ceux qui nous ont précédés dans leur lutte pour les droits humains. » Ces mouvements misent sur la capacité de la désobéissance civile à provoquer des déclics de conscience pour aboutir à l’émergence d’un mouvement massif de disruption de la société afin que les gouvernements n’aient plus d’autre choix que d’agir.


La désobéissance civile comme composante des stratégies de lutte
La désobéissance civile est pratiquée depuis des décennies par diverses organisations de la société civile qui la mettent en œuvre en complémentarité d’autres tactiques du registre de la non-violence (plaidoyer, pétitions, rapports d’expertise, manifestations, etc.) pour améliorer un rapport de forces déjà installé. Les objectifs sont moins larges mais plus atteignables. C’est la déclinaison en étapes qui pave la route de « la sortie des énergies fossiles », avec par exemple la détermination à faire en sorte que l’entreprise Total abandonne son projet Eacop de construction d’un pipeline chauffé géant entre la Tanzanie et l’Ouganda, à contre-courant des conclusions scientifiques sur la nécessité de ne plus ouvrir de sites d’extraction d’hydrocarbures. Des activistes du monde entier luttent contre ce projet pour saper ses capacités de financement et d’assurance. Ils ont déjà infligé un coût politique à Total en écornant son image et un coût financier au projet qui accuse du retard. En France, de nombreuses luttes sont menées contre les projets de construction d’autoroutes ou de voies rapides, comme le projet du Boulevard intercommunal du Parisis (BIP) dans le Val-d’Oise, ou l’A69 entre Castres et Toulouse, où les activistes ont occupé et occupent encore les arbres centenaires plantés sur le tracé pour s’opposer à leur abattage, et multiplient les actions radicales qui les ont menés à un boycott des produits Pierre Fabre, entreprise qui a fait pression pour que ce projet voie le jour, et à une spectaculaire grève de la faim et de la soif.


La violence de la répression pour stopper la désobéissance
Avec l’accélération des prises de conscience du dérèglement climatique et de ses conséquences, les actions de désobéissance civile se multiplient, en parallèle à une augmentation de la répression policière et juridique des activistes et de leurs mouvements. Cette répression va de pair avec la criminalisation des activistes écologistes par le gouvernement. Quand Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, dénonçait en avril 2023, au sujet des mobilisations prévues contre l’autoroute A69 : « des volontés de manifestations extrêmement violentes contre les forces de l’ordre et contre les symboles de l’État », il visait en fait une grande marche rassemblant plus de 8000 personnes et une course de caisses à savon qui se tenaient sur le tracé. Selon Julien Talpin, sociologue et membre de l’Observatoire des libertés associatives, « la liberté associative est de plus en plus mise à mal ». Le chercheur souligne le fait que « certains modes d’action sont particulièrement ciblés aujourd’hui comme la désobéissance civile ». Les perquisitions policières à six heures du matin au domicile d’activistes ne sont plus anecdotiques. Les gardes à vue des activistes sont de plus en plus fréquentes et longues. Elles sont presque systématiquement reconduites, aboutissant à de longues périodes de privation de liberté.

Pour autant, la répression de ces actions est à géométrie variable et semble dépendre des protagonistes et de leurs revendications. Sur deux actions pouvant être classées dans le même registre opérationnel, à un jour d’intervalle en novembre 2023, alors qu’onze activistes de Greenpeace ont été placés en garde à vue et certains privés de leur liberté pendant plus de cinquante-cinq heures pour avoir déversé deux tonnes de lisier devant le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, le lendemain, aucun des agriculteurs de la Fnsea ayant déversé du fumier et des pneus usés devant la préfecture de la Drôme n’a été interpellé. Les activistes de Greenpeace revendiquaient un moratoire sur la construction et l’agrandissement des fermes-usines. Les agriculteurs manifestaient, eux, contre l’interdiction des pesticides et en faveur des mégabassines. Avec ce « deux poids, deux mesures », l’État protège ceux qui exploitent le vivant et criminalise ceux qui essayent de le défendre. Monsieur le ministre Darmanin galvaude le terme « terrorisme » en qualifiant les activistes écologistes d’ « écoterroristes ». Or, criminaliser les opposants est l’une des caractéristiques des régimes tentés par l’absolutisme. Il faut se rappeler que les Résistant·e·s de 1940-45, considéré·es depuis comme des héros et héroïnes, étaient qualifié·es de terroristes par le ministère de l’Intérieur et la police de l’époque. L’utilisation du terme « écoterroriste » est un moyen de manipulation des esprits pour monter la population contre les activistes. Cette banalisation de la violence envers les écologistes sert l’intérêt de l’État et valide implicitement la perpétration d’actes de menaces et d’agression envers eux.


Désobéir pour désarmer le système
Les Soulèvements de la Terre (SDT) ont introduit un nouveau terme dans l’univers militant : le « désarmement », préféré au « sabotage ». Il s’agit de désarmer, de rendre hors d’usage les projets climaticides et destructeurs du vivant. Le démontage des pompes des mégabassines fait partie des premières actions de désarmement des SDT. Ces actions, même si elles sont de plus en plus suivies et nécessaires, relèvent de l’exceptionnel. Mais la situation globale n’exige-t-elle pas une remise en cause plus générale  Quand la modification de nos modes de vie est la clé de voûte pour contenir le réchauffement climatique à son minimum, et que la plupart des gouvernements du monde entier, sauf ceux des pays qui ont déjà les pieds dans l’eau, ne prennent pas la mesure de l’urgence climatique, qu’en est-il du désarmement systématique de tout ce qui est à l’origine du dérèglement climatique, comme l’exploitation sans limite des ressources naturelles pour nourrir un modèle économique productiviste, libéral et patriarcal 
D’autres formes de désobéissance se pratiquent et s’intensifient : le désarmement du système grâce à la désertion des forces vives. On ne compte plus les cérémonies de remise de diplômes des hautes écoles (AgroParisTech, HEC, etc.) au cours desquelles de jeunes diplômé·es déclarent refuser d’entrer dans les rouages de la société de surconsommation, ou de travailler pour les banques qui financent des projets d’extraction d’énergies fossiles et annoncent qu’ils vont devenir boulangers, agriculteurs en bio et entrer en résistance contre les projets destructeurs de notre avenir. Ils et elles renoncent à des salaires et à un niveau de vie élevé pour choisir une vie peut-être plus rude mais en accord avec leur quête de sens, réintégrée dans l’écosystème de la planète. Le collectif des Désert’Heureuses appelle : « Être architecte des désastres sociaux et écologiques en cours par ton activité professionnelle, ça te donne envie  Nous non plus  Nous sommes ingénieur·es, technicien·nes, chercheur·euses et nous avons décidé d’arrêter de robotiser, mécaniser, optimiser, informatiser, accélérer, déshumaniser le monde. » Refuser d’être une cheville ouvrière du système après avoir suivi un enseignement qui a précisément pour but de le faire perdurer n’est-ce pas une façon de désobéir  N’est-ce pas une sorte d’objection de conscience  Cet acte peut-il être uniquement assimilé à un moyen de soulager sa conscience morale ou s’inscrit-il dans une action politique d’intérêt général  Certainement les deux. Cette action individuelle de désertion, apparue très récemment, pourrait se transformer en mouvement collectif d’autant plus impactant qu’il désarme un système mortifère pour renforcer l’émergence d’une société soutenable. De même, de plus en plus de scientifiques passent à la désobéissance civile en décidant de sortir de « leur devoir de réserve ».


La désobéissance civile, un espoir
La désobéissance civile pour le climat est-elle un moyen d’action adapté à la situation  De nombreuses batailles visant à protéger des parcelles de terre, de mer, ou à condamner les entreprises polluantes sont gagnées régulièrement. La désobéissance civile peut souvent y revendiquer sa part. Faute d’un véritable changement de paradigme sociétal, de nouveaux fronts de lutte s’ouvrent continuellement pour contrer la puissance des lobbies des énergies fossiles et polluantes. L’augmentation de la violence et de l’intensité de la répression contre les désobéisseurs écologistes questionne sur les stratégies à mettre en place : la résistance à la répression étatique, policière et juridique mobilise des ressources qui ne sont plus disponibles pour faire avancer nos objectifs. Nous devons penser nos stratégies et créer des alliances avec les mouvements en lutte pour un monde juste, soutenable, solidaire, équitable, antiraciste, féministe, etc. afin d’acquérir une meilleure combativité non-violente et de faire payer cher politiquement à l’État la répression qu’il organise pour nous intimider. Devant le désespoir de personnes mues par le ressenti dans leur chair du danger et de l’urgence climatique, de l‘effondrement de la biodiversité, du chaos actuel du monde avec les guerres et la montée de l’extrême-droite, la désobéissance civile est une voie d’espoir pour agir de manière offensive, sans succomber à la tentation de la violence qui détruirait notre humanité. •


Article écrit par Pauline Boyer.

Article paru dans le numéro 210 d’Alternatives non-violentes.