Auteur

Isabelle Escoffier

Année de publication

2024

Cet article est paru dans
210.jpg

Isabelle Escoffier, infirmière, a réalisé sa carrière dans le secteur social, en associations, et comme élue locale à la Politique de la Ville. Elle s’est formée à la sociologie bourdieusienne à l’Université Lyon II.

La danse a été très présente lors des manifestations sociales et féministes, ces dernières années. Ce slogan est représentatif de ce mouvement. Ces danses collectives regroupent des centaines de personnes, sur des musiques soigneusement choisies pour être entraînantes et populaires.

« Vous n’irez plus danser »
La danse, les danses, aux multiples fonctions sociales, sont présentes dans toutes les sociétés, depuis toujours : danses rituelles, danses religieuses (derviches…), souvent patrimoniales, toujours geste de socialisation (rallyes mondains, bal populaire). Elle permet d’être ensemble, de faire groupe. Cadrées, ritualisées, codifiées, sous contrôle social, elles sont un élément historique de la vie collective. En général très genrées, elles distribuent les rôles féminin / masculin de façon stricte, souvent l’homme guide et la femme suit. La danse, la musique et le chant sont des arts très souvent mêlés.
Régulateur social, la danse peut aussi se révéler instrument de résistance à la violence, à l’injustice, à l’oppression : danser, c’est faire corps, être ensemble, être debout. Parfois contre la norme, contre la contrainte. À Gaza, le professeur d’université Ziad Medoukh organisait des camps d’été pour les jeunes, avec musique, danse, actions culturelles. « C’est ma façon, argumente-t-il, de résister avec non-violence ».
À cause de sa force sociale et politique, la danse peut en arriver à être interdite. Par exemple, au 17e siècle, le Code Noir, article 16, l’interdit aux esclaves – voir l’analyse de la philosophe Elsa Dorlin qui a notamment travaillé sur la résistance des esclaves dans le système colonial français. Les colons redoutent par-dessus tout le collectif, et le prohibent par tout moyen. « En interdisant de tels rassemblements […], le langage commun […] et le fait de se mouvoir en commun, c’est l’idée de l’acquisition du mouvement partagé qui est redoutée, l’agir en chœur, l’action à plusieurs, collective. C’est ce qui constitue dans la danse son essence politique ». Au Brésil, la capoeira, danse masquant la pratique d’art martial des esclaves, fut interdite, avant de s’institutionnaliser bien plus tard comme un marqueur fort d’un pays en recherche d’identité.
Le régime de Vichy proscrit également la danse, au motif que les bals publics, loisir de masse à cette époque où l’on dansait « à tout bout de champ » pour fêter tout évènement, contrarient la morale et les bonnes mœurs. La répression des bals devient systématique. De mai 40 à avril 45, les bals sous toute forme sont interdits sur le territoire français. Dans son discours du 20 juin 40, Pétain condamne « l’esprit de jouissance » qui aurait conduit à la défaite en corrompant la société et ses jeunes. Finies les danses, dont les nouvelles qui venaient d’Amérique, comme le lascif tango, contre lesquelles l’Église catholique avait déjà lancé une croisade. L’interdit est transgressé, ce qui est risqué, les bals deviennent clandestins, et peuvent par ailleurs se muer en lieu de la Résistance.


« Nous on veut continuer à danser encore »
La danse permet une expression directe.
Nous on veut continuer à danser encore,Voir nos pensées enlacer nos corps,Passer nos vies sur une grille d’accords…Et malheur à celui qui pense,Et malheur à celui qui danse.
Cette chanson et chorégraphie de HK – déjà auteur du célèbre On lâche rien, chantée et dansée en manifestations, sortie en plein confinement Covid –, est comme un cri contre les mesures autoritaires. Elle a donné lieu à de nombreux flash mob (foule éclair) dans les rues.
États-Unis, fin des années 70, les conditions de vie se dégradent au sein des ghettos, entre pauvreté, violence, ségrégation, rapports difficiles avec la police… Comment exprimer, dépasser ces situations bloquées  Livrés à eux-mêmes, les habitants inventent une culture populaire qui se répand comme une traînée de poudre : le hip-hop, dont le nom donne déjà l’état d’esprit dynamique, plein d’espoir, mais aussi art de l’affrontement (pacifique). Mêlant les pratiques artistiques, le hip-hop réunit la musique, le graffiti et la danse. Le break dance (danse acrobatique) rassemble de multiples genres et techniques.
Totalement diversifiées aujourd’hui, ces danses urbaines se sont « spécialisées », citons par exemple le krump (danse impressionnante, proche du domaine spirituel, qui mime la violence pour mieux l’exorciser), le voguing (né au sein des communautés LGBTIQ+), la house, le popping, le power move, etc. Toujours en rappelant que ce sont des danses de survie, rebelles, et aussi sensuelles. Nées dans la rue, ces danses finissent par obtenir une reconnaissance en entrant à l’Opéra de Paris, ou comme nouvelle discipline olympique aux JO de 2024, ce qui pose d’autres questions liées à l’institutionnalisation des pratiques populaires.
La chorégraphe Anna Teresa de Keersmaeker a obtenu un succès au Festival d’Avignon 2023 avec un spectacle de danse, Exit above, after the tempest, créé à partir de l’emblématique chanson Walking Blues du bluesman afro-américain Robert Johnson. Il s’agit de parler, danser, ressentir ensemble, partager la joie et la douleur. Nous sommes là dans l’idée : « Si tu ne peux pas le dire, chante-le. Si tu ne peux pas le chanter, danse-le. »


La danse comme moyen de lutte
La danse est aussi une démonstration de force politique. Les manifestations parisiennes de cette dernière décennie ont donné lieu à l’organisation de mouvements de foule portés par la danse en commun. Les rapports femmes hommes ne sont plus du tout ceux de la danse « conventionnelle », dans laquelle le « cavalier » (!) entraîne « sa cavalière », et où les femmes attendent qu’un homme les invite.
Quelques exemples récents :
« Le violeur c’est toi. Ce sont les policiers, les juges, l’État, le président. L’État oppresseur est un mâle violeur ». Doigt pointé vers l’avant, génuflexions imitant celles infligées aux femmes dans des commissariats… Le chant et la danse ont fait le tour du monde. Le collectif de femmes chiliennes Las Tesis a été constitué en réponse aux violences policières, lors des mouvements de masse en 2019. Cette chorégraphie très impressionnante (bandeau noir sur les yeux, combinaison rouge) a été reprise dans de nombreux pays, dont la France, lors des manifestations du 25 novembre, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes.
Les Rosies sont des groupes de femmes qui chantent et partagent des chorégraphies en groupe, en détournant des airs connus et entraînants. Au son d’une musique forte sur sono, grimpées sur la plateforme d’un camion, deux ou trois « meneuses » montrent les mouvements, simples, à la foule. Toutes vêtues d’un bleu de travail, un bandeau à pois dans les cheveux, gants en latex jaune, elles reprennent la tenue de Rosie la riveteuse, icône de la pop-culture aux États-Unis, symbolisant les femmes à l’usine pendant la Deuxième Guerre mondiale. Des centaines de manifestantes et manifestants reprennent ensemble la danse et les chants. Membres d’Attac, elles dénoncent la double peine des femmes moins bien payées et désavantagées lors du mouvement de 2023 contre la réforme des retraites.
Alternatiba : une jeune femme, pseudo « MC danse pour le climat » mobilise sur une forte musique des centaines de manifestant.es. « La danse, la fête, c’est une porte d’entrée en manif. Une fois que les gens viennent, ils sont exposés à des discours politiques, ça peut leur donner envie de s’engager davantage, c’est l’objectif » .
La chorégraphie d’Alternatiba sera vue 3 millions de fois sur les réseaux sociaux.
Tournons enfin le regard à l’international, pour nous attarder sur la lutte du peuple papou de Papouasie Occidentale qui milite pour son indépendance alors que leur région est colonisée par l’Indonésie depuis 1963. Aujourd’hui, la majorité des Papous lutte de manière non-violente, notamment sous la houlette de leur dirigeant élu, Markus Haluk. L’une de leurs actions non-violentes favorites consiste à danser dans les rues, ce qui a pour eux un caractère autant politique que culturel et spirituel. On peut voir avec intérêt sur le site internet d’ANV le film d’une danse collective dans la rue, lors d’une manifestation, dans laquelle danseuses et danseurs affirment leur identité et leur combat en prenant possession de l’espace en musique. Les vêtements, visages et corps aux couleurs de leur drapeau indépendantiste « Étoile du matin », et tenue traditionnelle sont revendiqués. La démonstration parfaitement non-violente par la danse est saisissante, concentrant mouvement et statique, force et grâce, et condense puissamment leur message.

La danse, un art et un média non-violent ?
La danse collective a la capacité d’affirmer un message, au-delà du geste artistique. C’est une action politique. Elle présente des affinités avec la lutte non-violente, dans les valeurs et les stratégies qu’elle porte et met en scène.
De fait, cette pratique est respectueuse de l’autre, voire de l’adversaire (ici le pouvoir dominant), et donne difficilement prise à une répression, même si les danseuses n’en sont pas toujours exonérées. Sans violence, le côté festif, créatif, partagé, souvent joyeux et musical, emporte facilement l’adhésion des spectateurs et spectatrices, qui n’hésitent pas à rentrer dans la danse. L’espace public est alors mobilisé et utilisé pacifiquement.
Accessible à tout le monde, gratuit, cet évènement peut assez facilement bénéficier d’un soutien populaire. On note souvent une majorité de femmes. Il n’y a pas de notion d’autorité, ni de hiérarchie, ni de jugement.
Dans la danse, la présence corporelle est un langage en soi, qu’on retrouve dans les luttes non-violentes comme les manifestations, les marches, les sit-in et die-in, la grève de la faim, les occupations, les chaînes humaines, ou le fait de se tenir seul debout devant un char sur une place à Pékin.
Ce sont des actions où l’on paye de sa personne physique, et aussi où l’on fait corps commun, corps social. Voire où l’on expose son corps à la répression, au danger.
On peut considérer la danse collective comme un moyen de communication publique, un média. Elle se situe sur un terrain propre, que l’influence grandissante des médias grand public ne touche pas. Comme elle est elle-même un média, son action échappe au contrôle de forces coercitives néo-libérales qui tiennent presque tous les journaux, télés, réseaux dits sociaux…
Elle peut être un moyen stratégique, politique, outil de la bataille culturelle chère à Antonio Gramsci, pour qui la conquête de l’opinion publique est préalable à celle du pouvoir.
On prête à Emma Goldman la phrase : « Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma révolution. » La combattante anarchiste, qui aimait aussi beaucoup danser, écrit dans ses mémoires Vivre ma vie (1931), comment elle a été furieuse contre un militant qui la critiquait de danser et s’amuser lors d’une fête. Elle avait compris la force de la joie et de la danse, nourriture de sa dure lutte au quotidien qui lui valut plusieurs incarcérations. •

Encadré : La non-violence au cœur de la danse
On associe souvent la danse à l’harmonie, à la convivialité. À juste titre, me semble-t-il. Ma longue pratique de cet art me plonge toujours davantage dans un rapport non-violent au monde, à l’autre.
Certes, la danse peut parfois opter pour la brutalité, dans ses thèmes ou dans son style. Il y eu de tout temps des danses guerrières, il y a des danses agressives, des chorégraphies de provocation, d’affrontement, de combat. Mais pour mettre en scène la violence, les danseurs doivent rester attentifs les uns aux autres, faute de quoi il ne resterait bientôt plus personne sur le plateau. Occuper et sculpter l’espace à plusieurs ou même seul ne peut se faire qu’en entrant en vibration avec tout ce qui n’est pas soi. La danse prend source dans l’élaboration même de la conscience, dans l’entrelacs du soi, de l’autre et du monde. Les longs moments d’entraînement, d’apprentissage, de sculpture de son propre corps, par-delà la fatigue et la douleur, sont une histoire d’amour avec la matière vivante en soi et autour de soi. Les danses contemporaines forment une haute école d’empathie qui d’ailleurs permet de mobiliser et de dégager une très haute intensité d’énergie.
C’est cette énergie même qui produit la phénoménale force de résistance de la danse. « Danser, résister » dit Nadia Vadori Gauthier. « Danser ou mourir » a fait tatouer sur son cou le danseur palestinien Ahmed Joudeh pour résister en dansant sur scène ou dans les ruines de Palmyre.
Nelly Costecalde, autrice de : Du Mouvement à la Danse, une histoire d’amour avec la Terre, Paris, Éd. BoD, 2020, 282 p.


Article écrit par Isabelle Escoffier.

Article paru dans le numéro 210 d’Alternatives non-violentes.