Cécile Dubernet est enseignante-chercheuse à l’Institut catholique de Paris et Fellow de l’Institut Convergence Migration. Georges Gagnaire est militant du Man St Étienne, bénévole à l’Ifman Co, membre du Comité de rédaction d’ANV. François Marchand est co-fondateur de l’IRNC en 1983, administrateur au Board de Nonviolent Peaceforce et membre du Comité français pour l’ICP. Alain Refalo est enseignant, membre-fondateur du Centre de ressources sur la non-violence, et membre de l’IRNC. François Vaillant est rédacteur en chef de la revue Alternatives non-violentes.
Qu'est-ce que la Défense civile non-violente ?

Table ronde
« La DCNV est une politique de défense de notre société civile contre une agression militaire, combinant de manière planifiée et préparée des actions collectives de non-collaboration et de confrontation avec l’adversaire, en sorte que celui-ci soit mis dans l’incapacité d’atteindre ses objectifs et que, tout particulièrement, il ne puisse pas établir le régime politique qu’il voudrait imposer à la population. » Christian Mellon, Jean-Marie Muller et Jacques Sémelin, La dissuasion civile, Paris, Éd. FEDN, 1985, p. 35.
ANV. — Que voulez-vous défendre ? Un territoire, un mode de vie, la démocratie ?
François Marchand. — Une stratégie de défense s’élabore en fonction des menaces que l’on ressent ; elles peuvent être multiples. La Défense civile non-violente se détermine d’abord face à une menace sur la démocratie, que ce soit une occupation ou une usurpation par un pouvoir autoritaire. Je ne pense pas cependant qu’une Défense civile non-violente (DCNV) soit une réponse à toutes les menaces. Elle ne répond pas directement à la menace climatique d’aujourd’hui, mais peut être un outil pour faire face à un pouvoir autoritaire menaçant le climat. L’Europe envisage une menace d’occupation, pas les USA par le Canada ou le Mexique ! Les postures défensives sont donc différentes selon les régions.
François Vaillant. — Défendre quoi ? Il s’agit pour moi de défendre le principe et les bases de la démocratie, les institutions du moment, les droits humains et le respect du droit international. En d’autres termes, la liberté et la justice, avec notamment l’existence des contre-pouvoirs que la société s’est donnés. Il s’agit également de défendre notre territoire. Si par exemple demain une coalition d’extrême droite italo-autrichienne voulait annexer la Savoie française à l’Italie, cela devrait d’abord passer par une négociation respectueuse du droit international.
Alain Refalo. — Je rejoins François Vaillant. La Défense civile non-violente entend défendre les frontières de la démocratie, pas seulement d’un territoire. Ce qui implique un attachement à des valeurs existentielles, à un mode de vie et à un projet de société. Nous voyons déjà la continuité entre les luttes sociales et écologiques pour transformer la société et la défense de cette société par des moyens démocratiques et non-violents si celle-ci venait à être menacée.
Georges Gagnaire. — Je rajouterai un mot que vous n’avez pas encore prononcé, c’est le mot « souveraineté ». Je pense que l’idée de défense et la recherche de ce que l’on veut défendre ont à voir avec ce qu’est la souveraineté…
Cécile Dubernet. — La question de la souveraineté a été pensée au XIXe et XXe siècle uniquement au niveau de l’État. Aujourd’hui, elle insiste sur l’importance du libre arbitre et de la capacité de chacun à être autonome en paroles et en actes. La DCNV, c’est d’abord donner aux citoyens des outils pour être en mesure de penser et d’agir à leurs niveaux, et donc de réfléchir eux-mêmes à ce qu’ils veulent collectivement défendre. Plus autonomes et donc plus responsables.
Georges Gagnaire. — Tu as raison. Pour paraphraser Louis Le Fur[1], juriste français décédé en 1943, notre souveraineté est la « qualité de n’être obligé ou déterminé que par notre propre volonté ». Cette souveraineté-là se manifeste dans l’empilement de nos appartenances qui, partant de nos convictions personnelles tout en passant par la complexité de nos engagements, va jusqu’aux vastes collectifs que peuvent être l’État, l’Europe, l’humanité, le vivant…
Ces souverainetés emboîtées correspondent bien à l’idée que je me fais d’une DCNV, avec en filigrane la préparation et notre engagement dans la non-collaboration, la résistance, la désobéissance civile, l’objection de conscience.
L’une des questions à laquelle nous avons à répondre personnellement et collectivement est : pour nous défendre, qu’est-ce que nous estimons être « obligé ou déterminé par notre volonté » quand il s’agit de nous défendre, de défendre un territoire, une démocratie, les droits des humains.
ANV. — Pour vous, une Défense civile non-violente (DCNV) est-elle un complément à la défense militaire ?
François Marchand. — En 2024, oui ! Pour être un minimum crédible actuellement, je ne pense pas que l’on puisse proposer une DCNV comme seul moyen de défense en France, voire en Europe.
Georges Gagnaire. — Ta réponse, François Marchand, implique qu’il y a besoin des deux, d’une défense militaire et d’une défense civile. Ce n’est pas une position partagée par l’ensemble du mouvement non-violent et aussi par les antimilitaristes ! Ton pragmatisme me fait penser à ce que nous appelions il y a 40 ans le transarmement, cette idée que la réalisation pratique de la DCNV s’accompagnerait d’une phase de transition où les deux moyens de défense se côtoyaient, voire se complétaient…
Cécile Dubernet. — Oui, je pense que défenses militaire et civile peuvent s’articuler, comme nous l’ont montré les Ukrainiens. Dans de nombreux pays, l’idée de défense se déploie à différentes échelles, notamment territoriales, en impliquant des acteurs militaires et civils. Ce n’est pas le cas en France. C’est un reflet de notre culture politique hyper-centraliste et verticale.
Alain Refalo. — Sur un plan opérationnel, je ne crois pas à la complémentarité des deux systèmes de défense. Je considère que la défense militaire appartient au passé ; elle n’est plus pertinente car elle alimente la guerre instrumentale et technologique qui engendre d’immenses tragédies humaines et des destructions disproportionnées. Cependant, il est illusoire de penser que la DCNV va s’imposer dans les prochaines années comme une alternative dans notre pays. Au mieux, l’État peut intégrer des éléments de DCNV dans la défense globale, mais cela restera limité. Ainsi, en théorie, la DCNV me semble le meilleur système de défense face à une occupation ou un coup d’État ou d’autres menaces. C’est pourquoi j’estime qu’il faut la penser comme une alternative et commencer à la mettre en place à la base, au sein de la société civile, sans attendre un hypothétique investissement de l’État.
François Vaillant. — En cas d’une déflagration nucléaire, je ne vois pas en quoi une DCNV pourrait être utile. Face à l’occupation par une armée étrangère dans une ou des régions de l’hexagone, la première chose que je souhaite, c’est que les armées restent dans leurs casernes. Je crois qu’un peuple qui sait occuper la rue lors de ses luttes sociales et écologiques saura aussi se mobiliser contre un envahisseur. Halte à la guerre et sa spirale de violence ! On voit ce que cette spirale infernale provoque en Ukraine : un désastre humain, une catastrophe écologique, sociétale et psychologique dans la population. Nous mesurons encore mal l’état dans lequel se trouve déjà l’Ukraine[2]. Je n’ai pas envie d’un tel désastre chez nous. Un pays occupé n’est pas un pays vaincu.
ANV. — En quoi la DCNV peut-elle être dissuasive face aux menaces que vous identifiez ?
François Marchand. — La DCNV a un énorme avantage sur la dissuasion nucléaire, si la dissuasion civile échoue, ce n’est pas foutu : on peut entrer en résistance civile non-violente après un échec de cette dissuasion. Ce qui fait qu’une Défense civile non-violente diffère d’une résistance civile classique, c’est qu’elle a fait l’objet d’une préparation (ou d’une anticipation) : sensibilisations, mobilisations, formations, organisations, manœuvres, etc. C’est cette préparation qui exerce une capacité dissuasive. La force dissuasive d’une DCNV est sa première qualité, comme l’indique La dissuasion civile[3] (1985). Mais comme cette DCNV n’a jamais été mise en place, comment peut-on prouver son efficacité dissuasive ?
Les mouvements de résistances civiles, eux, ont montré leur efficacité sur nombre de terrains, mais n’ont guère démontré une capacité dissuasive puisqu’ils prouvent leur efficacité quand les hostilités ont déjà commencé. Toutefois, deux cas analysés dans deux articles de ce dossier d’ANV (Kosovo 1990-1997) et les Pays baltes (1990-2000) sont des exemples concrets et, dans ces deux cas, il y a eu effectivement un effet dissuasif face au risque d’une occupation militaire[4]. Ceci dit, ce n’est pas une preuve définitive de l’effet dissuasif d’une DCNV ; d’ailleurs rien n’est jamais définitif en matière de défense et de stratégie.
François Vaillant. — La première menace que je vois réside déjà dans les attaques cyber contre des institutions, des hôpitaux, des entreprises… Des pays, comme la Russie et la Chine, ne supportent pas que la liberté et les principes démocratiques soient honorés chez nous. Ces régimes totalitaires ont peur, avec raison, que ces principes politiques viennent ébranler leur oligarchie fondée sur l’absence de liberté[5]. C’est bien pourquoi ces États cherchent à nous déstabiliser chez nous et en Europe, en y mettant la pagaille du point de vue idéologique et sociétal. Deuxièmement, l’autre menace que je discerne, c’est le bloc européen d’extrême droite qui agite la peur sur les migrations, la peur de l’autre… Comment intégrer cet aspect dans une DCNV quand la population française est divisée à ce sujet ?
Alain Refalo. — La dimension dissuasive d’une DCNV est liée à sa faisabilité et donc à sa préparation. Nous en sommes loin, c’est pourquoi je pense qu’il est vain de discourir sur ce point, même si dans l’absolu je crois profondément que la préparation d’une DCNV peut avoir un effet dissuasif face notamment à des menaces d’occupation du territoire. Mais aujourd’hui les menaces sont nombreuses et diversifiées, et non plus hypothétiques comme au temps de la guerre froide. Dès aujourd’hui, des formes de résistance civile peuvent s’organiser pour déjouer des cybermenaces, contrer des tentatives d’influence idéologique, résister à des menaces d’attentats, mais aussi pour lutter contre des menaces « intérieures » : autoritarisme du pouvoir, répression policière, montée de l’extrême droite, thèses complotistes, discriminations et injustices sociales qui portent atteinte à notre vivre ensemble.
Georges Gagnaire. — Par rapport aux cybermenaces, un des grands intérêts de la DCNV est, justement, de construire une société civile qui soit résistante dans son utilisation de l’informatique, dans ses moyens de communication, de production et de stockage de l’information. Je crois qu’il y a vraiment là un immense champ où nous pouvons d’ores et déjà préparer la société à être résistante par rapport aux influences pernicieuse, qu’elles soient internes ou externes[6]. Favoriser une presse libre, accessible à tous et sourcée, demeure impératif, comme éduquer à la citoyenneté à tous les âges. Être vigilant sur tous les procédés de surveillance de masse est aussi nécessaire. En matière de fichage, de traçage, de profilage, je pense que moins notre utilisation des réseaux sociaux sera intrusive, moins notre société sera susceptible de plier les genoux face à un ennemi, qu’il soit intérieur ou extérieur.
François Marchand. — L’exemple de la presse libre dont tu viens de parler fait partie effectivement d’une Défense civile non-violente, mais en appelle d’autres, comme par exemple la déconcentration des moyens de production de l’électricité et la décentralisation de ses circuits de distribution. Je pense aussi aux enseignants qui refuseraient d’appliquer un programme imposé par un pouvoir d’extrême droite… La crainte de donner trop de pouvoir aux civils qui veulent se défendre est probablement l’un des plus gros obstacles institutionnels pour mettre en place une Défense civile non-violente dans un pays comme la France.
Cécile Dubernet. — Notre échange montre plusieurs choses importantes pour la DCNV aujourd’hui : d’une part que les notions de territoire et d’occupation doivent évoluer car de nouveaux champs à défendre émergent, notamment ces champs virtuels que sont la protection des données et des réputations personnelles, celles des services étatiques, ou encore l’intégrité des médias, des processus judiciaires, etc. Ces domaines sont différents, mais ils sont tous ciblés par des attaques cyber. N’oublions pas que les attaquants travaillent en réseaux dans un mélange d’intérêts commerciaux, idéologiques, étatiques. Il faut analyser ces acteurs qui sont capables aujourd’hui de cibler, harceler, réduire au silence, et parfois tuer en Occident des réfugiés politiques russes, chinois ou kurdes. Au fond, ce que l’on voit ici est une vieille lutte pour le contrôle non seulement des territoires et des corps mais surtout des têtes : la liberté de mouvements dans l’espace public français, liberté de conscience, de parole, etc. Ce qui se joue là, c’est la liberté de penser et d’agir. Comment défend-on en DCNV l’éducation aux médias, à l’histoire, à l’art, bref, à tous les espaces de débats contradictoires ?
Georges Gagnaire. — Ça rejoint ma question sur la souveraineté : où la place-t-on ? Plus nous descendons au niveau du citoyen plus nous allons entrer dans le domaine de la peur des pouvoirs en place… Une DCNV amène à responsabiliser les gens, y compris dans leurs actes quotidiens et leurs vies professionnelles. La DCNV implique une société civile forte, responsable, insoumise, et bien évidemment tout ça fait peur aux responsables politiques qui ne pourraient plus la contrôler.
ANV. — Aujourd’hui, quels sont les facteurs susceptibles de favoriser la mise en place d’une DCNV ou alors de l’empêcher ?
Alain Refalo. — Selon moi, le principal obstacle est culturel. Notre histoire et nos traditions nous poussent à considérer que la défense de la nation ne peut être que militaire, malgré les échecs de notre armée au fil des dernières décennies. À mon avis, ce qui peut favoriser la mise en place d’une DCNV réside avant tout dans les mouvements de la société civile qui investissent dans la résistance non-violente dans les luttes d’aujourd’hui. Il convient de populariser le concept de « résistance civile », de montrer sa pertinence et son efficacité. La bataille culturelle est donc décisive. Les mouvements non-violents ne peuvent à eux seuls assumer cette tâche, mais il importe qu’ils amorcent le travail en élargissant leur sphère d’influence aux associations, aux syndicats, à toutes les forces vives du pays. Je vois un continuum entre lutte non-violente, résistance civile et défense sociale et civile non-violente.
François Marchand. — J’ai travaillé sur la faisabilité d’une DCNV et, en simplifiant, l’une de mes conclusions est que l’on peut la mettre en place par le haut ou par le bas. Autrement dit, cela peut advenir par des initiatives de l’État et de son administration – comme cela s’est fait en Lituanie à partir de 1990 – ou alors surgir par le bas grâce à un mouvement populaire qui prend ce pouvoir ou ce contre-pouvoir et qui le met en place, comme au Kosovo dans les années 1990-1997[7]. Les deux approches sont très différentes, mais pas contradictoires. Elles peuvent s’envisager simultanément ou conjointement, voire sous des formes complémentaires. Dans tous les cas, la faisabilité d’une DCNV demeure fort difficile et j’identifie au moins trois conditions pour la rendre faisable :
Une forte adhésion de la population à la crédibilité de la résistance civile non-violente.
L’absence ou le manque d’armes disponibles. Le fait qu’on n’a pas ou peu d’armes, ou qu’elles ne sont pas très performantes, aide à chercher autre chose.
La faisabilité d’une DCNV dépend du degré ressenti des menaces.
Cécile Dubernet. — En ce qui concerne le ressenti d’une population, nous avons aujourd’hui de nombreuses études qui montrent à quel point la construction de l’ennemi et des menaces est une activité gouvernementale classique, et à quel point les choses peuvent basculer vite. La peur est facilement instrumentalisée et elle l’est souvent car elle permet le contrôle des masses. C’est, à mon sens, un aspect qu’il faut déconstruire en commençant par en être conscient.
François Vaillant. — L’expression « Défense civile non-violente » est à mon avis franchement ambiguë sur le plan sémantique. Elle est employée en France depuis 1975[8]avec pléthore d’aspects parfois antagonistes : pour une recherche avec ou non des fonds publics ; pour un lien ou non avec l’appareil d’État ; pour être ou non un complément à la défense militaire ; pour s’inscrire ou non dans un projet politique de société, etc. Il existe donc différentes formes de défense civile non-violente et je crains que nous en tenions peu compte depuis la parution de La dissuasion civile. Nous nous référons toujours aux mêmes schémas opérationnels contenus dans ce livre. De ce fait, je me situe comme un dissident de la doxa qui se dégage de La dissuasion civile qui date de 40 ans ! La DCNV proposée dans La dissuasion civile m’apparait aujourd’hui comme un idéal complètement irréaliste, au moins sur deux aspects.
Quel gouvernement de gauche ou de droite accepterait de financer des études pour former des fonctionnaires et autres salariés à la désobéissance civile, au boycott, à la non-collaboration, à la grève généralisée…, sachant que cela pourrait un jour se retourner contre lui dans le cas d’un conflit majeur ?
La DCNV est conçue dans La dissuasion civile comme un complément à la défense armée. Les actions guerrières de celle-ci ne viendraient-elles pas d’une part contrarier l’efficacité d’une résistance civile non-violente, d’autre part nier le lien intrinsèque entre la fin et les moyens, principe autant éthique qu’efficient de la non-violence ?
La DCNV proposée dans La dissuasion civile est préparée et anticipée par l’État. C’est peut-être un idéal mais je n’y adhère aucunement. Se fier à l’État pour une mise en place d’une DCNV me rebute quand je considère son incapacité à agir en temps de paix dans des domaines cruciaux : abandon progressif des services publics notamment dans le milieu rural, réforme du système de santé à bout de souffle… J’ai tendance à beaucoup plus adhérer à une DCNV organisée spontanément, comme ce fut le cas en août 68 en Tchécoslovaquie[9]. De nos jours, les mobilisations pour le climat, des gilets jaunes, contre la réforme des retraites, contre le gouvernement Barnier… montrent à l’évidence que nous sommes un peuple capable de nous rebeller, de nous organiser rapidement par affinité, d’inventer des actions de masse non-violentes, de déjouer la répression, etc.
Georges Gagnaire. — Nous devons aussi songer à ce qu’on a appelé un « ennemi intérieur ». Dans une France qui a voté massivement mais non majoritairement pour l’extrême droite aux élections législatives de 2024, où se trouve la possibilité citoyenne de réagir à ça ? Il faut bien que la majorité des citoyens soient convaincus d’une démarche en faveur d’une DCNV, qu’ils s’y engagent – nous sommes-là dans une position de grande faiblesse. Je sens actuellement une importante adhésion à beaucoup de thèmes de l’extrême droite, pas seulement en France, mais aussi en Europe. Ce n’est pas avec ces idées-là que nous pourrons bâtir une DCNV telle que nous la souhaitons et la décrivons ici !
ANV. — La DCNV apporte-elle une réponse nouvelle et pertinente sur le rôle des civils dans la défense ?
François Marchand. — C’est une question clé ! Il faut dépasser le stade actuel qui se limite à un soutien des civils aux militaires, pour le moral de l’arrière ! L’esprit de défense est un concept cher à nos militaires depuis les années 70 ; un journal du Ministère de la défense s’appelle même l’Esprit de défense. Quand on le lit, il parle beaucoup du soutien des civils aux militaires. Notre premier objectif devrait être de faire comprendre que la défense c’est aussi une affaire de civils, non pour utiliser les armes des militaires, mais pour utiliser les armes civiles, comme la résistance civile, ce que les militaires ne font pas.
François Vaillant. — Je désapprouve la militarisation de la société imprimée par nos gouvernants de droite et de gauche. Ils peuvent toujours nous expliquer qu’une DCNV pourrait octroyer aux civils un esprit de défense, je n’adhère aucunement à celui-ci. Je préfère parler ici et ailleurs de l’esprit de combativité, de celui qui se manifeste par exemple dans les luttes écologiques et sociales où nous luttons pour un projet de société apaisée, basé sur la justice et le bien commun de la nation. Je remarque au passage que les manifestant·es de ces luttes ne chantent pas La Marseillaise, ce chant guerrier qui commence par « Aux armes citoyens » ! Que soit gardé l’air de La Marseillaise, mais qu’elle soit chantée avec des paroles de paix et de fraternité universelle[10], cela correspondrait mieux à l’esprit d’une DCNV !
François Marchand. — Ce n’est pas la même fonction donnée aux civils dans le cas de l’esprit de défense des militaires et de l’esprit de défense de la résistance civile. On veut des civils proactifs et responsables. L’entretien dans ce numéro d’ANV [11] avec le général Kempf sur le cyberespace et les cybermenaces se concentre d’ailleurs sur le rôle des civils, victimes des menaces et acteurs de défense. Il a parlé du fait que nous étions mal formés et pas assez attentifs sur toutes ces menaces autour de nous. Il a par contre été critique sur la possibilité de dissuasion en matière cybernétique.
Georges Gagnaire. — J’ai envie de dire que la DCNV est l’affaire des civils par les civils de manière civile !
Cécile Dubernet. — Je me demande si nous ne pourrions pas parler plus de la responsabilité des civils dans la « sécurité humaine », un concept développé à l’Onu depuis 30 ans. Il a permis à de nombreux pays d’aborder la question de la sécurité au sens plus large que politique et militaire, en mettant en exergue ses dimensions économiques, sociétales et environnementales, mais aussi de repenser la sécurité de façon subsidiaire, en se recentrant sur les communautés et collectifs civils. En France, le concept est peu mobilisé. Je pense que c’est dommage. Cela élargirait nos horizons.
Alain Refalo. — La Défense civile non-violente repose essentiellement sur les civils. Mais pour que les civils prennent leur place dans la défense, encore faut-il qu’ils démilitarisent leurs consciences ! Or, nous sommes dans une phase de grande militarisation de la société, sans que cela entraîne de fortes résistances ! Le travail de conscientisation demeure essentiel, mais il faut trouver des relais puissants pour à la fois démilitariser la société et civiliser la défense. Là aussi, c’est une bataille culturelle.
ANV. — La France est membre de l’Otan. Cette situation est-elle compatible avec une DCNV en France et en Europe ?
François Marchand. — Je ne sais pas. J’aurais envie de dire « non », l’Otan n’est pas compatible. Dans les deux cas de défense civile que j’ai étudiés, les pays baltes et le Kosovo, l’arrivée de l’Otan dans le jeu a fait disparaître tous les acquis de la défense civile[12].
François Vaillant. — Être membre de l’Otan, n’est-ce pas d’abord être sous influence du complexe militaro-industriel étatsunien ? La France, depuis de Gaulle jusqu’à Macron, a eu beau chercher à avoir sa propre industrie d’armement, avec un certain succès, une question demeure : comment envisager une défense européenne indépendante sans être dépendant du complexe militaro-industriel étatsunien sans cesse promu par l’Otan ?
Cécile Dubernet. — Je pense qu’il y a plus de réflexion critique aux États-Unis sur leur complexe militaro-industriel que nous n’en avons en France sur le nôtre !
Georges Gagnaire. — S’appuyer sur l’Otan pour une défense européenne est incompatible avec notre idée de DCNV. La question que me pose l’Otan, c’est : à qui et à quoi obéit l’Otan ? Je ne suis pas certain que la société civile ait son mot à dire. En revanche, la construction d’une DCNV transnationale me parait être une bonne idée au niveau européen.
Alain Refalo. — Tout à fait d’accord avec toi Georges. L’Otan, qui ne devrait déjà plus exister du fait de la disparition de la menace soviétique au début des années 90, joue à mon avis un rôle néfaste dans les relations internationales et la défense de l’Europe. L’Otan s’implique de plus en plus dans le conflit ukrainien, ce qui fournit des arguments à la Russie pour continuer l’escalade qui peut mener à une confrontation généralisée. La DCNV doit forcément s’inscrire dans un autre cadre européen, tout particulièrement dans un projet de sécurité commune et de démilitarisation de l’Europe[13].
François Marchand. — Le thème de la défense restera une affaire nationale ; c’est-à-dire que chaque pays voudra maîtriser sa défense et ne pas s’en remettre à un commandement supranational. Même les trois pays baltes ont refusé en 1995 la proposition lituanienne d’organiser une Défense civile non-violente avec les Lettons et les Estoniens. Il est difficile pour un pays de confier sa défense à un élément supranational, y compris en Europe.
Georges Gagnaire. — Il y a aussi des outils que nous n’avons pas évoqués : tout ce qui est de l’ordre de la justice et de la diplomatie internationale, voire mondiale.
François Marchand. — C’est intéressant, parce que le même débat il y a dix ans – avant l’agression russe en Ukraine – n’aurait pas suscité le même intérêt pour la DCNV. Je disais tout à l’heure qu’une des conditions, c’est l’intérêt par rapport au ressenti d’une menace – aujourd’hui, il y a une inquiétude. •
ANV remercie Clara Lebreton pour l’animation de cette table ronde et sa retranscription.
[1]. Louis le Fur, État fédéral et confédération d’états, Marchal et Billard éditeurs (1896) p. 443.
[2]. Voir dans ce no 213 l’article consacré à l’Ukraine, pp. 92-97 [NDR].
[3]. On peut facilement lire gratuitement cet ouvrage sur le site de l’IRNC : www.irnc.org/IRNC/Textes/3103 [NDR]
[4]. Voir pour le Kosovo pp. 53-55, et la Lituanie pp. 48-52 [NDR]
[5]. Sur la question des menaces, voir l’article de Patrice Bouveret dans ce no 213, pp. 64-68 [NDR].
[6]. Voir dans ce no 213 l’article sur la cyberpaix, pp. 98-101 [NDR].
[7]. Voir dans le no 213 l’article qui se réfère à la Lituanie, pp. 48-52 et celui qui a trait au Kosovo, pp. 53-55 [NDR].
[8]. Date où cette expression apparaît pour la première fois en France, dans l’ouvrage collectif Armée ou défense civile non-violente ?, Éd. Combat Non-Violent, 1975, réédité en 1981, 102 p. [NDR].
[9]. Voir dans ce no 213 l’article pp. 39-47 [NDR].
[10]. Voir le no178 d’ANV intitulé « Changeons les paroles de La Marseillaise » [NDR].
[11]. Voir pp. 57-63 [NDR].
[12]. Voir cependant l’article d’Amber French évoquant les propos d’un officier supérieur de l’Otan qui intègre la résistance civile dans ses stratégies de défense globale, ici pp 22-25 [NDR]
[13]. Voir dans ce no 213 l’article de Bernard Dréano, pp. 69-73 [NDR].