Alain Refalo est enseignant, membre-fondateur du Centre de ressources sur la non-violence et porte-parole du Man. Il est l’auteur de Le paradigme de la non-violence : itinéraire historique, sémantique et lexicologique, Lyon, Chronique sociale, 2023.
Clara Wichmann [1] est une personnalité peu connue en France. Pourtant, elle peut être considérée comme une des précurseurs de la non-violence en Europe. D’origine allemande, elle a vécu aux Pays-Bas et la plupart de ses écrits ont été publiés en néerlandais. Sa courte vie (elle est décédée à trente-sept ans, quelques heures après la naissance de son premier enfant), autant que ses intuitions exceptionnelles, ont amené certains analystes à la comparer à Simone Weil.
[1]. Nous sommes redevables pour cet article de la publication par les Éditions Libertaires (coll. Désobéissance libertaires) de la brochure sur Clara Wichmann, Textes choisis, 2016, 47 p. C’est la seule publication en français sur Clara Wichmann.

Avocate, philosophe, militante féministe et anarchiste, Clara Wichmann a publié quantité d’articles sur l’anarchisme, le syndicalisme révolutionnaire, le féminisme, la non-violence, la critique du droit de punir, les droits des enfants, mais aussi des animaux domestiques et la philosophie de l’histoire. En 1917, sa rencontre avec le pasteur antimilitariste Barthélémy de Ligt sera décisive dans son cheminement vers la non-violence. La pensée de celle qu’on a surnommée parfois « la Louise Michel des Hollandais [1] » a poursuivi son chemin après sa mort jusqu’à nos jours à travers l’Association Clara Weichmann pour les femmes et le droit aux Pays-Bas.
Lou Marin, dans sa présentation des textes choisis de Clara Wichmann, fait une remarque de vocabulaire qui n’est pas sans intérêt. En effet, dans les associations que fréquente Clara Wichmann aux côtés de Barthélémy de Ligt, que ce soit l’Association des intellectuels socialistes révolutionnaires (1919) ou l’Association des anarcho-communistes religieux (1920), on clarifie les mots à utiliser pour qualifier l’esprit et la méthode des moyens pertinents dans le combat révolutionnaire. « Dans ces petites organisations, précise Lou Marin, Bart de Ligt et Clara Wichmann développent des notions que l’on nomme aujourd’hui l’action non-violente. Ensemble, ils rejettent les dénominations de “non-résistance” ou de “résistance passive” et en expérimentent de nouvelles en s’appuyant sur une compréhension beaucoup plus active comme “militantisme de l’esprit”, “vaillance de l’esprit” ou “l’épée spirituelle des francs-tireurs” ou bien déjà, chez Clara Wichmann, “non-violence” [2]. » On retrouve, selon Lou Marin, l’influence « des expériences ouvrières en Europe, notamment des grèves de masse de l’époque, déclenchées après la révolution russe de 1905 ». Clara Wichmann est probablement l’une des toutes premières en Europe à utiliser le mot de « non-violence » en rapport avec l’idée de non-violence. Et elle est certainement parmi les penseurs et les militant·e·s de l’anarchie, celle qui a le plus clairement et le plus brillamment établi le lien entre l’anarchisme et la non-violence.
Partisane d’un « socialisme éthique », Clara Wichmann a poussé très loin sa réflexion sur la fin et les moyens, sur l’illégitimité de la violence dans le combat révolutionnaire et sur la force de la non-violence. Proche en pensée de Tolstoï, elle fait sienne ses propos lorsqu’il martèle que l’État, c’est la violence. L’État ne peut être considéré comme une institution qui nous protège du crime, « l’État est une forme d’expression de la criminalité et de la violence » [3] écrit-elle dans son article resté inachevé : Les fondements philosophiques du socialisme (1919-1920). Sa conception de l’anarchisme, en tant que « résistance à l’État comme puissance autoritaire et comme institution coercitive » l’amène à s’interroger sur les moyens à utiliser pour parvenir à une société libérée de l’emprise de l’État, et donc de la violence institutionnalisée. Partant du principe qu’ « en utilisant de mauvais moyens, on rabaisse en effet la fin elle-même », elle récuse le recours à la violence qui peut donner l’illusion d’un changement. Si elle fait cependant la distinction entre la violence de l’État et la violence des opprimés qui peut être « excusable », sa critique de la violence révolutionnaire est radicale. « Par la violence, écrit-elle, on peut très facilement remporter une victoire militaire, on peut aussi briser un pouvoir politique, mais ce n’est pas en utilisant la violence que l’on peut fonder une société réellement socialiste [4]. » Elle plaide alors explicitement pour la non-violence qu’elle nomme souvent « vaillance de l’esprit ».
Les véritables « utopistes », nous dit Wichmann, ne sont pas ceux qui cherchent des moyens dignes, mais ceux qui, pour lutter contre le militarisme de l’État, utilisent des formes militaires de lutte. Car les moyens de la violence ne feront alors qu’accroître le militarisme combattu. Dans une formule saisissante, Clara Wichmann peut affirmer que « nous ne devons pas seulement désapprouver le choix de la violence, mais également la croyance en la violence ». La persistance de cette « foi » et de cette « tradition » fait que chaque génération recommence les mêmes expériences qui mènent aux mêmes échecs. C’est pourquoi « l’affranchissement des exploités requiert d’autres moyens, des méthodes capables de favoriser tout ce qui sert immédiatement leur émancipation [5] ». Les moyens de lutte « moralement supérieurs » dont elle parle sont « la grève et le boycott, le refus individuel et de masse du service militaire ». Elle affirme ainsi que « ce sont des moyens qui atteignent le capitalisme en plein cœur et qui, dans le même temps, corrodent l’esprit de la société capitaliste [6] ».
Dans un article intitulé « Antimilitarisme et violence », écrit en 1920 en réponse à un militant révolutionnaire qui défendait la violence comme moyen d’action, Clara Wichmann affirme avec netteté sa conviction en faveur de la non-violence. Ce texte remarquable a sa place dans toute anthologie de la non-violence digne de ce nom. Pour elle, si la non-violence ne peut être « suivie sans exception jusqu’à ses ultimes conséquences », elle récuse la conclusion que cela invalide l’idée de départ. Les exceptions possibles à la règle (comme par exemple défendre un enfant qui va être assassiné) ne peuvent empêcher quiconque souhaite faire progresser l’humanité de faire le choix de la non-violence. « Si nous discutons aujourd’hui de la non-violence, écrit-elle, il ne s’agit pas de nous demander si nous userions de la violence dans les circonstances extrêmes, c’est-à-dire face à un tigre ou à un assassin d’enfant, il s’agit de savoir si nous voulons faire de la violence un élément constant de notre propagande et de nos moyens de lutte[7]. » Ce qui importe, selon elle, c’est de reconnaître qu’il existe « une méthode de lutte supérieure à la violence », qu’elle nomme ici « l’épée spirituelle des francs-tireurs ». Elle ajoute que « si nous avons reconnu que cette arme était préférable et souhaitable, alors nous sommes sur la bonne voie ». L’époque des « combats archaïques » est maintenant révolue, affirme-t-elle, car « l’alternative n’est pas entre, d’une part, l’acceptation volontaire et délibérée de la violence et, d’autre part, la non-violence d’un Bouddha, par exemple, mais que, à l’opposé, la non-violence, comme toutes les autres forces en action, est une puissance à développer et qu’elle va de l’avant ».
Clara Wichmann ne veut surtout pas faire de la non-violence « un nouveau dogme ». « Aucun partisan de la non-violence, écrit-elle, qui a réfléchi à son principe ne dictera à quelqu’un ce qu’il doit faire. » Si elle est profondément convaincue que la non-violence est une méthode de lutte révolutionnaire, elle ne veut pas sous-estimer sa dimension intérieure, voire spirituelle. Elle a conscience que la non-violence nécessite du courage, vertu qui est souvent associée à la violence. C’est pourquoi la non-violence dont elle parle représente « une nouvelle qualité héroïque », certes plus difficile, mais beaucoup plus porteuse de changement en profondeur. Tout son propos est de montrer que plus la non-violence est cultivée, plus les révolutionnaires seront enclins à « se passer de la lutte violente ». Elle en est intimement convaincue, « l’évolution de l’humanité va dans le sens progressif de l’abandon de la violence et de la coercition ». « Plus tard, en regardant l’histoire de la non-violence, écrit-elle, on verra qu’elle se sera étirée probablement sur des siècles et des siècles, et que ce nouveau principe de vie n’a pu mûrir que dans la souffrance et le combat, d’échecs en réussites. Ce qui est vraiment important, c’est que la non-violence soit devenue aujourd’hui pour nous tous un problème, car c’est le signe, pour le moins, que la conscience sociale de nombreux révolutionnaires est devenue plus sensible ; le reste est secondaire [8]. » •
[1]. Hugues Lenoir, L’anarchisme au pays des provos, dans Le Monde Libertaire, no 1769, 12-18 mars 2015.
[2]. Clara Weichmann, Textes choisis, op. cit., p. 8.
[3]. Ibid., p. 39.
[4]. Ibid., p. 46.
[5]. Clara Weichmann, « La fin et les moyens » (1920), dans Textes choisis, op. cit., p. 21.
[6]. Ibid.
[7]. Clara Weichmann, « Antimilitarisme et violence » (1920), dans Textes choisis, op. cit., p. 13.
[8]. Ibid., p. 16.