Le 2 octobre (jour de la naissance de Gandhi) est la journée internationale de la non-violence. À l’approche de cette date décrétée par l’ONU, il m’a paru utile de rappeler que l’une des sources de la philosophie de la non-violence se trouve dans l’ahimsa qui est un terme sanskrit employé dans la littérature jaïniste, hindouiste et bouddhique. C’est d’ailleurs très probablement dans le jaïnisme que le concept d’ahimsa a émergé et s’est développé jusqu’à influencer d’autres spiritualités comme le bouddhisme et l’hindouisme. Essayons de clarifier le sens de ce terme que Gandhi traduira en anglais par « non-violence ».

Pour le Dictionnaire de la sagesse orientale, ahimsa signifie « le respect absolu, en pensée, en parole et en action, de l’intégrité physique de tout être vivant1« . Ahimsa est un terme constitué du préfixe négatif a et du substantif himsa. Selon Albert Schweitzer, qui a largement contribué à faire connaître la philosophie et la spiritualité indienne au début du XXème siècle, « Hims est la forme désidérative de la racine verbale han (tuer, léser) ». Ce verbe signifie donc « vouloir tuer, vouloir nuire ». « Par ahimsa, précise Schweitzer, on entend ainsi la renonciation à toute volonté de tuer et de nuire2« . Dans son sens le plus profond, on peut considérer que le mot ahimsa signifie « éviter de frapper », « éviter de blesser », « éviter de faire du mal », « éviter de tuer ». Mais au-delà du refus de faire du mal à quiconque, il s’agit de ne plus avoir envie de faire du mal, d’ôter la vie, de causer la souffrance et de nuire à la vie. Dans cette perspective, l’ahimsa est une philosophie de la maîtrise du désir de violence qui est présent en chacun d’entre-nous.

Selon le Dictionnaire sanskrit-français établi par Gérard Huet, le mot ahimsa signifie à la fois « non-nuisance », « non-violence » et « respect de la vie ». La « non-nuisance » correspond à l’étymologie couramment admise du terme, la « non-violence » à sa traduction par Gandhi et le « respect de la vie » à la notion inventée par Albert Schweitzer. Pour Gérard Huet, l’ahimsa implique « l’absence de mauvaises intentions ou de préjudice ». La difficulté, dans la définition de ce concept, c’est que sa signification a évolué au fil des siècles. Si dans les textes les plus anciens de la littérature jaïniste, bouddhiste et hindouiste, il signifie d’abord une abstention (s’abstenir de faire du mal, de tuer), dans les écrits les plus récents, il comprend une éthique et une attitude très proche de la bonté, de la bienveillance et du respect actif. Pour Gandhi, l’ahimsa était bien plus qu’une démarche de non-nuisance :

L’ahimsa n’est pas la chose grossière que l’on a présentée. Ne pas faire de mal à aucun être vivant fait sans aucun doute partie de l’ahimsa. Mais c’est son expression la moins importante. Le principe de l’ahimsa est mis à mal par toute pensée mauvaise, par la hâte injustifiée, par le mensonge, par la haine, par le fait de vouloir du mal à quiconque. Il est également violé lorsque nous accaparons ce dont le monde a besoin. Mais le monde a besoin même de ce que nous mangeons tous les jours. A la place où nous nous trouvons, il y a des millions de micro-organismes à qui cette place appartient et qui sont maltraités par notre présence3. »

Pour Gandhi encore, ahimsa est synonyme d’innocence. « Aucun autre terme anglais, écrit-il, ne peut mieux exprimer tous les sens d’ahimsa que ne le fait le mot innocence. Ahimsa et innocence peuvent être considérés comme des termes équivalents4« . Commentant cette précision, Jean-Marie Muller affirme que « les étymologies de ces deux mots sont analogues : innocent vient du latin in-nocens et le verbe nocere (faire du mal, nuire) provient lui-même de nex, necis qui signifie mort violente, meurtre. Ainsi, l’innocence est-elle en rigueur de terme la vertu de celui qui ne se rend coupable envers autrui d’aucune violence meurtrière5« .

Aujourd’hui, le mot innocence n’est généralement pas compris dans ce sens-là. Il évoque surtout l’attitude de celui qui n’est coupable d’aucun acte malveillant, tant par ignorance et incapacité que par vertu. L’innocence semble rimer avec impuissance. « L’innocent » est celui qui est victime de la violence sans avoir pu se défendre. Ainsi, alors que l’ahimsa, selon les grands textes de la spiritualité indienne, est considéré comme une vertu suprême pour atteindre la sagesse, notre culture dominée par la légitimation de la violence a dévalorisé l’innocence, considérée comme une incapacité à réagir face à la violence. Pour Jean-Marie Muller, « la non-violence (ahimsa) réhabilite l’innocence comme la vertu de l’homme fort et comme la sagesse de l’homme bon ».

Si le mot ahimsa prescrit l’interdiction de tuer, de faire du mal et de porter atteinte à la vie sous toutes ses formes, il comporte également une dimension positive, soulignée par Gandhi, mais aussi par Lanza del Vasto et Jean-Marie Muller. Dans l’esprit de Gandhi, l’ahimsa est synonyme d’amour, plus précisément, il représente la dimension active de l’amour.

J’accepte l’interprétation de Ahimsa, à savoir que ce n’est pas seulement un état négatif consistant à ne pas faire de mail, mais un état positif, consistant à aimer, faire le bien, même à celui qui fait le mal. Mais cela ne veut pas dire aider celui qui fait le mal à continuer à commettre l’injustice ou le tolérer par notre consentement passif. Au contraire, l’amour, l’état actif d’Ahimsa demande que l’on résiste à celui qui fait le mal en se séparant de lui-même, s’il doit en être offensé ou blessé physiquement6.

Pour Lanza del Vasto, disciple de Gandhi, et fondateur de la Communauté de l’Arche, l’ahimsa est un synonyme de la charité chrétienne :

Dans son acception positive, et telle que Gandhi la définit et la pratique, l’ahimsa est une vertu chrétienne et ne se distingue en rien de la charité. C’est d’abord une bienveillance émerveillée et miséricordieuse à l’égard de tout ce qui vit. C’est le premier des commandements, celui qui les résume tous7.

Pour Jean-Marie Muller, fondateur du Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN), l’ahimsa est un principe éthique

le mot ahimsa a une forme négative, mais sa signification est positive, puisqu’il s’agit d’une libération par rapport au désir de violence qui, lui, est entièrement négatif. Le sens de ahimsa est aussi positif que celui du mot sanscrit arogya qui désigne la santé et dont la signification littérale est l' »absence de maladie ». L’ahimsa est beaucoup plus qu’une interdiction, elle est une exigence. Elle est un principe8« .

C’est à partir de 1916, après son retour en Inde, que Gandhi va redécouvrir la notion d’ahimsa qu’il fera ensuite évoluer en principe actif de lutte. En 1919, il traduira ce terme sanskrit par « non-violence » en anglais. Dans ses écrits philosophiques, Gandhi affirme que le seul chemin qui permette à l’homme de rechercher la vérité est celui de l’ahimsa.

Sans l’ahimsa, il n’est pas possible de chercher et de trouver la vérité. L’ahimsa et la vérité sont si étroitement enlacées qu’il est pratiquement impossible de les démêler et de les séparer l’une de l’autre. Elles sont comme les deux faces d’une même médaille ou plutôt d’un disque métallique lisse et sans aucune marque. Qui peut dire quel en est le revers et quel en est l’avers ? Cependant, l’ahimsa est le moyen et la vérité est la fin. Des moyens, pour être des moyens, doivent toujours être à notre portée; aussi l’ahimsa est-elle notre suprême devoir et la vérité devient-elle Dieu pour nous. Si nous faisons attention au choix des moyens, nous sommes sûrs de parvenir tôt ou tard au but. Lorsque nous serons résolus à faire cela, nous aurons gagné la bataille9.

Les moyens dont parle Gandhi, dans le contexte de la lutte pour l’indépendance de l’Inde et alors qu’il est incarcéré pour avoir lancé le mouvement de désobéissance civile sur la taxe sur le sel, sont les moyens de la non-violence qui procèdent directement de la philosophie de l’ahimsa. Ainsi, pour Gandhi, l’ahimsa n’est pas seulement une éthique qui vise à éviter de faire le mal, mais un principe d’action dans le champ politique et social pour faire advenir la justice. Ce principe demeure plus que jamais d’actualité dans un monde toujours malade de la violence.

1 Dictionnaire de la sagesse orientale, Robert Laffont, 1989, p. 8.

2 Albert Schweitzer, Les grands penseurs de l’Inde, Payot, 1936, p. 72.

3 Seconde lettre à l’ashram, 31 juillet 1930, The collected works of Mahatma Gandhi, vol. 44, p. 57-59. Traduction de Jean-Marie Muller (publié dans la brochure Gandhi sage et stratège de la non-violence, coll. Culture de non-violence, n°5, 2008). Résistance non-violente p. 43

4 Speech to inmates of Shantiniketan (17 septembre 1920), in Collected Works n° 21, p. 271. Traduit et cité par Jean-Marie Muller, in Alternatives Non-Violentes, n° 165, p. 56

5Le principe de non-violence : parcours philosophique, Desclée de Brouwer, 1995, p. 63

6Young India (25 août 1920), In Gandhi, Ma non-violence, p. 114.

7Lanza del Vasto, Le pélerinage aux sources, Folio, 2004, p. 152

8Jean-Marie Muller, Le principe de non-violence, op. cit., p. 64.

9 Seconde lettre à l’ashram, 31 juillet 1930, The collected works of Mahatma Gandhi, vol. 44, p. 57-59. Traduction de Jean-Marie Muller (publié dans la brochure Gandhi sage et stratège de la non-violence, coll. Culture de non-violence, n°5, 2008)