Pourquoi faudrait-il aller toujours plus loin dans le processus de dépassement des records ? La course aux performances justifie l’idéologie d’une lutte toujours plus intense, musclée, sauvage, avec ses mensonges et ses tricheries. Le sport est devenu le modèle-type de l’hyper-compétition dans notre société marchande qui élimine les plus faibles. (Lire ici la suite)

Encore aux JO, chaque sportif tentera de devenir un gagnant et, par voie de conséquence, un producteur de perdants. Pour Albert Jacquard, « une société qui propose à la jeunesse la compétition comme seule morale de la vie est une société malade ». Que le meilleur gagne aboutit toujours à ce que le plus faible meure, même symboliquement.

La compétition contre la coopération

Présenter le sport comme l’horizon indépassable d’une époque qui se caractérise par son intolérance extrême à tout ce qui n’entre pas dans le jeu de la concurrence, c’est refuser de s’interroger. Une société sans compétition est-elle irréaliste ? À quoi cela sert-il d’être plus fort que l’autre ? Des psychologues ont étudié dans le milieu scolaire les multiples échanges enregistrés pendant les jeux coopératifs, ces jeux dans lesquels tout le monde gagne ou tout le monde perd, où tout le monde travaille ensemble, où personne n’est éliminé et où la solidarité est la qualité première. En partant de la conception du « gagnant-gagnant », chacun joue l’intérêt de tous, contrairement à la conception du « gagnant-perdant » qui génère une dynamique d’exclusion. Ces jeux marient le plaisir de jouer et le plaisir d’échanger, offrent un espace de résolution constructive des conflits, et ouvrent à l’art de la concertation. Les jeux de « la balle assise », de la « balle au chasseur », des « poules, renards, vipères », tous ces jeux paradoxaux et subtils permettent de sortir du duel sportif pour élargir et diversifier les relations humaines. 

Les sportifs qui vivent en perpétuelle rivalité ne pensent qu’à elle ; ils sont absorbés par le monde de la compétition et déterminés par la pensée de ce monde. Dénoncée dans d’autres domaines comme facteur majeur d’inégalité, la logique compétitive est en sport, malgré sa sélection cruelle et ses implacables conséquences (la casse physique et mentale, par exemple), jugée saine et formatrice par la très grande majorité des citoyens. Rien ne doit stopper la course des meilleurs, les affrontements incessants. Dans la concurrence sportive comme dans la concurrence commerciale que se livrent les clubs et les entreprises, tous les coups ne sont pas permis et malgré cela, tous sont utilisés. Car il ne faut jamais décevoir pour être reconnu par les autres et par soi-même. Le sport est bien depuis son origine au 19ième siècle l’incarnation de ce que le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679) nommait « bellum omnium contra omnes » (« la guerre de tous contre tous »).

La maxime « l’essentiel est de participer », attribuée à tort à Pierre de Coubertin, vaut davantage pour sa postérité que pour sa vérité, sauf à ignorer l’étymologie des mots. Venu du bas latin competitio qui signifie « rivalité », la compétition exprime l’idée de « courir contre les autres » et pas seulement « avec les autres ». Dans son livre La Concurrence et la Mort (1995), le journaliste Philippe Thureau-Dangin note finement : « Lorsque le principal artisan de l’olympisme moderne affirme que ‘’ l’essentiel est de participer’’, il ne faut pas voir dans ce slogan une consolation pour les vaincus. Il s’agit bien plutôt de pousser tout un chacun à entrer dans le jeu de la concurrence (ou de la compétition sportive). L’essentiel est donc bien de prendre part : les organisations fascistes en feront l’axe d’une politique ; la société concurrentielle, un préalable pour toute existence. » Les pratiques de loisir ou de glisse – comme les pratiques dites freestyle (style libre) ou freeride (pratique libre) – ne constituent pas une délivrance à l’égard du sport institutionnel, mais elles en donnent l’illusion ; loin d’être des expériences de résistance au système, elles le renforcent. La grande mystification consiste à poser toutes ces activités en opposition aux pratiques sportives compétitives.

Le sport étant compétitif par essence, la compétition ne tue pas le sport mais elle tue l'activité physique, celle où l'on peut jouer sérieusement ou pas, dire stop quand on le veut, jouer à trois contre trois, mêler filles et garçons dans les équipes, courir sans chronomètre en main, en gardant le droit de flâner ou de s'arrêter, sans obligation d'aller jusqu'à l'arrivée. Le système sportif a tendance à s’identifier à l’universel, à poser sa culture comme la culture, et à imaginer que toute activité corporelle lui appartient. Le sport sera un jeu le jour où l’on gagnera sans rien gagner et où l’on perdra sans rien perdre. Il faut toujours méditer cette belle parole d'enfant : « C’était bien, le sport, mais on peut aller jouer maintenant ? »

 

Extrait de l’article de Michel Caillat paru dans le n° 208 « Sport, abolir le podium ? »en lecture gratuite sur https://www.alternatives-non-violentes.org/Revue/Numeros/208_Sport_Abolir_le_podium