Les syndicats face à la désobéissance éthique

Auteur

Élisabeth Weissman

Année de publication

2011

Cet article est paru dans
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Les mouvements de désobéissance ou de non-coopération, qui se sont développés récemment dans les services publics, n’ont suscité de la part des syndicats — à l’exception de SUD et de la CGT au niveau local — que distance, voire indifférence. Tout juste les hiérarchies syndicales auront-elles assuré un « soutien minimum syndical » en cas de sanctions. Pourquoi ?

Que ce soit à EDF, à la Poste, à Pôle emploi, à l’Éducation nationale, en psychiatrie, à l’ONF, les agents engagés dans des actions de désobéissance collective ou individuelle n’auront cessé de buter sur la question de fond qui interpelle et tiraille aujourd’hui le syndicalisme français : comment adapter le logiciel de lutte qui soit le plus adapté aujourd’hui à la violence de la révolution néo-libérale qui s’abat notamment sur les services publics ? Les agents auront eu beau alerter leurs instances syndicales fédérales ou nationales sur les effets gravissimes de la mise en place de la RGPP 1 , ils n’auront à l’exception du syndicat Sud reçu ni soutien avéré, ni même provoqué au sein desdites directions aucune réflexion critique sur la gravité du démantèlement opéré et les stratégies à mettre en œuvre pour hisser les luttes à la hauteur de l’enjeu. C’est ainsi que le grand débat sur les services publics promis par le secrétaire général de la CGT Bernard Thibault pour le printemps 2010, n’a toujours pas eu lieu.

 

Un changement radical de paradigme 


Or si les agents, sur le terrain, se sont investis dans ces nouvelles formes de lutte non-violentes que sont la désobéissance ou la non-coopération — en organisant notamment des collectifs comme à l’Éducation nationale ou en psychiatrie —, c’est bien pour avoir fait, eux, ce travail d’analyse, né de la confrontation avec une réalité inédite dans le fond comme dans la forme. Dans le fond ? C’est une attaque sans précédent qui se joue contre l’État providence, la dénaturation des services publics à travers ce changement radical de paradigme qui met non plus l’intérêt de l’usager au cœur du service public, mais l’intérêt du marché. Et pour les agents, une souffrance inédite. Pas seulement en termes de conditions de travail mais dans la totalité de leur être pensant et de leur conscience. Souffrance éthique dans la mesure où se pose pour eux la question de leur responsabilité citoyenne face à des directives qui portent atteinte aux droits et aux besoins sociaux des usagers.

Mais c’est une réalité inédite aussi dans la forme : jamais le pouvoir n’a utilisé une telle violence d’État pour faire passer en force ses lois et en l’occurrence imposer la déconstruction des services publics. Il fait le choix de minorer et d’ignorer les manifestations de masse, les référendum 2 , les appels et pétitions en tous genres, de refuser ou de contourner les négociations, réduisant les syndicats à n’être que les partenaires sociaux d’une concertation bidon. « On manifeste, on fait grève, et puis quoi ? Et puis rien ! On rentre dans nos classes et on applique les réformes ? » s’indignent notamment les enseignants désobéisseurs. Comment dans ces conditions ne pas se poser la question de la pertinence des luttes traditionnelles, devenues inopérantes ? Sauf à ne pas vouloir entamer le bras de fer. Critique que ne manquent pas d’adresser à leurs instances respectives un certain nombre de désobéisseurs.

Un syndicalisme de co-gestion


Or cette interpellation venant des militants de terrain arrive à un moment-clé de l’histoire syndicale. Affaibli par la précarisation et l’individualisation du salariat, le mouvement syndical, à l’exception de Sud, veut éviter l’affrontement avec le pouvoir. On sait le reproche qui est adressé à Bernard Thibault de faire de la CGT un syndicat d’accompagnement et de co-gestion du pouvoir et non plus un syndicat de classe. Un syndicat qui veut devenir, ce qu’il est en passe d’ailleurs de devenir, le partenaire social n° 1 du président, mais un partenaire pour la galerie. « Finalement, le syndicalisme français, malgré sa diversité interne, n’est-il pas en train de s’engager sur la voie d’une politique de pactes sociaux, soit d’échanges ritualisés et canalisés entre le pouvoir et des représentants professionnalisés du monde du travail » s’interrogent les sociologues Sophie Béroud et Yvon Karel 3 ? « C’est à une forme d’intégration durable du mouvement syndical dans les modes de régulation du système capitaliste que nous assisterions, intégration qui se traduirait dans les modes de pensée des responsables syndicaux, dans leur façon d’envisager à la fois la légitimité de leur organisation, mais aussi les possibles qui s’ouvrent à elle. » Mais le problème est que nous ne sommes plus comme le rappelle le sociologue Robert Castel dans la « logique du compromis social du capitalisme industriel 4 ». 

 

Le refus d’emboîter le pas aux désobéisseurs 


Alors que la donne a radicalement changé, que les « possibles » n’en sont pas, la stratégie syndicale préconisée par les confédérations, n’a pas varié d’un pouce. Et pourquoi varierait-elle ? Pourquoi réviser son logiciel de luttes si l’on ne souhaite pas faire monter d’un cran la protestation et initier une vraie politique de rupture ? Et c’est ainsi que « depuis trois ans, malgré une mobilisation sans précédent autour de la défense de l’école publique, les syndicats sont incapables de relayer les nouvelles formes de résistance qui ont émergé et n’ont pas réussi à infléchir la politique au bulldozer du gouvernement » écrit Alain Refalo 5 . Seule Sud Éducation a clairement emboîté le pas aux désobéisseurs. À l’exception de quelques soutiens ponctuels au niveau local, le Snuipp, syndicat majoritaire dans l’enseignement primaire, ne s’est jamais véritablement prononcé en faveur de ce mouvement. Autre exception toutefois avec ce qui se passe à l’Office national des forêts, où les syndicats Snupfen solidaires, CGT-Forêt ont appelé à la désobéissance : en l’occurrence le refus de se soumettre aux directives d’abattage exagéré des arbres. Mais à l’exception de ces quelques cas, il n’est pas excessif de dire que d’une manière générale, les mouvements de désobéissance auront été globalement ignorés par les directions fédérales. C’est aussi ce qui s’est passé à Pôle emploi avec le refus de la CGT de suivre une conseillère de Toulouse entrée en désobéissance contre l’entretien individuel d’inscription. Mais il convient néanmoins de souligner que l’ensemble du mouvement syndical n’aura pas refusé de soutenir activement les désobéisseurs lorsqu’ils seront victimes de sanctions, comme à l’éducation nationale.

 

Pourquoi cette distance syndicale ? 


 Une des raisons de la distance syndicale à l’égard des désobéisseurs, est à chercher du côté de leur réticence à s’aventurer sur le terrain politique. Car soutenir, voire appeler à la désobéissance pour la défense des services publics, c’est ouvrir un front sur l’avenir de notre démocratie sociale, un front politique. Car la désobéissance interpelle le pouvoir, prend l’opinion à témoin, défend la légitimité républicaine en dénonçant haut et fort les dérives de l’État démocratique. Elle est surtout une alternative de lutte eu égard au contexte puisqu’elle attaque le pouvoir de nuisance des soidisant réformes, à sa source. On ne met pas en acte, on ne se soumet pas, on ne collabore pas à des directives contraires aux valeurs républicaines et à l’intérêt des usagers. Or pour mener à bien son entreprise de déconstruction, le pouvoir a absolument besoin de la collaboration de ses agents !

 

Le légalisme plutôt que la légitimité 


Si l’on veut explorer tout le spectre des raisons qui poussent les instances syndicales à garder leur distance à l’égard de la désobéissance, intervient aussi la question de leur « légalisme ». Le recours à l’argument selon lequel un fonctionnaire est tenu — de par son statut — au devoir d’obéissance, permet d’évacuer le débat de fond entre légitimité et légalité. Les fonctionnaires n’ont-ils pas aussi le devoir de désobéir, si l’ordre qu’ils reçoivent est manifestement illégal ou de nature à compromettre gravement l’intérêt public ? L’intérêt public n’est-il pas directement menacé par l’asphyxie des services publics ? Mais jamais les instances syndicales n’oseront aller sur cette pente dangereuse pour le pouvoir.

Ignorance et méconnaissance de la désobéissance 


La frilosité syndicale à l’égard des actions de désobéissance peut aussi s’expliquer par la méconnaissance de ce qu’est le concept et l’histoire de la désobéissance. Affaire de culture. La désobéissance n’appartient pas au patrimoine de la famille syndicale. Ainsi les dirigeants syndicaux la balayent-ils rapidement d’un revers de phrase ou d’un haussement de sourcils en la tenant pour nul et non avenu, en la stigmatisant du fléau pourtant erroné de l’individualisme ou en suspectant à tort ses partisans d’un penchant narcissique et petit bourgeois pour une héroïsation de leur lutte. Méconnaissance qui veut ignorer combien la question du collectif est au contraire primordiale dans la stratégie de la désobéissance. 

Contrairement à ce qu’on l’on peut en dire, la désobéissance ou toute autre forme d’inservitude volontaire, de non-collaboration, de non-coopération n’ont pas pour vocation d’être des actes individuels se posant en alternative à l’action syndicale. Ce sont au contraire des stratégies qui ont besoin de la force motrice et protectrice du syndicat pour se mettre en acte et durer. Ce sont des moments durs de tension qui requièrent de la part des protagonistes une expérience de lutte généralement acquise par l’action syndicale. Car contrairement là encore à une idée reçue, les désobéisseurs sont quasiment tous des syndicalistes, notamment adhérents aux syndicats les plus radicaux, Sud et CGTet généralement partisans à l’intérieur de ces syndicats des orientations les moins réformistes.

 

La frilosité à l’égard de la souffrance 


Outre la difficulté qu’ils ont à s’avancer sur le terrain politique, les syndicats ne sont guère plus à l’aise avec l’irruption de la souffrance éthique qui est précisément au cœur de la désobéissance. Les syndicats sont en effet peu enclins à se pencher sur des considérations qu’ils tenaient jusqu’alors comme relevant de la sphère intime. Or conscients pourtant de la montée en puissance de cette souffrance avec son cortège de suicides, les syndicats sont en train de tomber dans le piège tendu par l’employeur : le recours psy, autrement dit la psychologisation de la souffrance. 

À travers cette invention aussi géniale que perverse des risques psychosociaux, l’employeur qui lui aussi a pleinement conscience des effets dévastateurs des nouvelles organisations du travail, demande en effet aux syndicats de gérer les fameux « risques psychosociaux » à ses côtés. En jouant le jeu du parfait partenaire social, alors qu’il se fait rouler dans la farine, le syndicat cautionne le magistral subterfuge de l’État-patron, qui transforme l’agent en victime de sa fragilité psychique, qui déplace les responsabilités du management sur le salarié, en lieu et place d’une critique radicale des causes de la souffrance. Et c’est ainsi que l’employeur fait passer cette idée que si le salarié craque, ce n’est pas l’organisation du travail qui est en cause, ni la perte de sens, ni la dénaturation de son métier, mais lui qui est fragile. On lui offre une heure de massage comme à EDF sur les plates formes téléphoniques ou un stage de gestion du stress au guichet comme à Pôle emploi, avec l’aval des syndicats, au motif (estiment ces derniers d’ailleurs à juste titre) que les salariés y ont droit et qu’ils sont effectivement en état de stress avancé. Stade ultime de la perversion patronale qui prend les syndicats en tenaille.

Il est probable que si le mouvement syndical au niveau des instances fédérales et nationales avait eu l’audace de soutenir clairement les désobéisseurs et d’initier une organisation transversale de leurs luttes, l’épreuve de force eût pris une toute autre dimension. Reste un espoir : celui des relais extérieurs venant de la société civile. Alliance avec les usagers, collectifs d’habitants et soutien des élus pour défendre les services publics, voire même connexion européenne avec des mouvements analogues de désobéissance comme en Belgique, en Grande-Bretagne et en Allemagne. Et demain peut-être, un syndicalisme éthique et citoyen dans toute l’Europe ?


1) Révision générale des politiques publiques qui organise le désengagement de l’État de ses fonctions régaliennes notamment par le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, la marchandisation et la privatisation des services publics.

2) On pense bien sûr au référendum contre la privatisation de La Poste.

3) www.contretemps.eu

4) Dans La montée des incertitudes, Seuil, p. 19.

5) De l’irresponsabilité syndicale, par Alain Refalo, http://resistancepedagogique.blog4ever.com


Article écrit par Élisabeth Weissman.

Article paru dans le numéro 160 d’Alternatives non-violentes.