Václav Havel (1936-2011) ne s’est jamais revendiqué de la non-violence. Certes, il ne la rejetait pas, au contraire ! Figure de proue de la révolution de velours qui a permis la transition pacifique de la fin 1989 en Tchécoslovaquie, il a toujours opposé une lutte sans violence au système totalitaire.
Manuel DEVILLERS, Journaliste et traducteur.
La perception de Havel est très diverse selon le cadre géographique dans lequel on place son action : dans son propre pays, qu’il a refusé de quitter alors que ses geôliers l’y poussaient du temps de la « dissidence » ; en Europe et aux États-Unis, où il est reconnu comme une conscience morale ; et le reste du monde, notamment les pays arabes et la Chine, où des mouvements démocratiques se sont réclamés de son expérience, fait d’autant plus remarquable que ces pays appartiennent à des sphères qu’il connaissait peu.
Homme de théâtre, dissident et figure politique, toutes ces dimensions se sont constamment mêlées dans son parcours. Né dans la haute bourgeoisie entrepreneuriale de l’entre-deux-guerres, expropriée lors de la prise de pouvoir par les communistes, il n’a pu étudier qu’en cours du soir, en marge d’un travail de technicien de théâtre. Il a ainsi rapidement commencé à écrire pour des revues de théâtre, puis des pièces où il évoque l’absurdité d’un système qui enferme les êtres dans un carcan bureaucratique et la façon dont ceux-ci composent avec. Il se fait peu à peu connaître dans les sphères littéraires, et trouve sa première grande tribune publique lors d’un congrès des écrivains en 1963, dont le retentissement ouvrira la voie au printemps de Prague de 1968. Mais c’est lors de l’écrasement de ce dernier qu’il deviendra un personnage central de la dissidence, alors que les purges vident les institutions publiques des protagonistes de 1968, que la censure est rétablie et nombre d’auteurs à nouveau interdits, que les procès politiques se multiplient.
L’invasion des armées du pacte de Varsovie donne lieu à une semaine héroïque de résistance résolument non-violente et très imaginative : foule entourant les tanks et interpellant les soldats, installation d’émetteurs radio pour informer et encourager la population, décrochage des panneaux de signalisation pour dérouter envahisseurs... On peut y voir une sorte de tradition historique remontant au penseur hussite non-violent Chelcicky au XVe siècle, en passant par la lutte contre l’empire habsbourgeois de Tomás G. Masaryk, premier président de la Tchécoslovaquie indépendante (dont se revendique essentiellement Václav Havel), et jusqu’à la résistance par la dérision du « brave soldat » Chveïk mondialement connu... La révolution de velours de 1989, née dans les théâtres et qui a vu, lors d’un rassemblement, l’ovation de policiers ayant participé à la répression violente du 17 novembre et venus s’excuser publiquement, poursuit cette ligne.
Mais alors que l’élan non-violent avait été, en 1968, brisé par la soumission d’Alexander Dubcek, emmené de force avec d’autres dirigeants, la société nourrit un certain complexe à l’égard de cette forme de résistance, jusqu’à cette révolution de velours qui lui redonna foi en sa force. Entre-temps les écrits de Havel, et notamment sa lettre au président de la « normalisation » Gustáv Husák en 1975, ses pièces Audience, Vernissage et Pétition ainsi que son texte de renommée mondiale Le Pouvoir des sans-pouvoir (1978), posant l’individu comme responsable de sa propre destinée en même temps que de celle de ses concitoyens, puis son initiative de la Charte 77, bête noire du régime qui lui vaudra plusieurs années de prison, en appelaient à la conscience individuelle pour œuvrer collectivement à un renouveau politique et éthique qu’il résumera dans le slogan emblématique de son accession à la présidence : « L’amour et la vérité vaincront de la haine et du mensonge. »
Au fil des années 1980 s’étaient noués des liens avec des mouvements d’Europe occidentale, à l’occasion des luttes contre l’installation de missiles soviétiques à l’Est et américains à l’Ouest, mais aussi avec les oppositions de plus en plus ouvertes au sein même du bloc de l’Est, notamment en Pologne. Avec les militants occidentaux, Havel a beaucoup échangé sur la construction d’un dialogue de part et d’autre du rideau de fer. Si certains ont pu caricaturer les mouvements de paix de l’Ouest à travers le slogan « Plutôt rouge que mort », lui se refusait à cette définition réductrice.
Mais il éprouvera le dilemme de la guerre une fois devenu président. Après avoir accompli des actes fondés sur la confiance et le désarmement (constitution d’équipes de police comprenant des Tziganes pour lutter contre la discrimination dont ceux-ci étaient victimes, pardon demandé aux Allemands pour l’expulsion brutale des Sudètes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, réduction drastique de la production et des ventes d’armements), il sera confronté à la dure réalité géopolitique, essentiellement dans le très douloureux épisode des guerres de Yougoslavie : le traumatisme qu’ont laissé aux Tchèques les accords de Munich les livrant en 1938 à la sauvagerie des nazis l’ont convaincu de la nécessité d’une intervention militaire contre Milosevic.
En 1999 il fait entrer son pays dans l’Otan, dont il avait prôné jadis la dissolution avec celle du pacte de Varsovie. À la fin de sa présidence en 2003, il se laissera entraîner dans le soutien à la guerre américaine en Irak. Choix certes douloureux résultant de sa conviction des horreurs commises par le régime de Saddam Hussein et son crédit à la présence d’armes nucléaires menaçant l’humanité. Mais aussi, malheureusement, d’un certain aveuglement face à la politique de George W. Bush, mettant tragiquement à mal sa devise d’amour et de vérité.