À la rencontre d'Albert Camus à Mondovi

Auteur

Jean-Pierre Dacheux

Année de publication

2013

Cet article est paru dans
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Mondovi, en Algérie, est la ville où est né Albert Camus. Jean-Pierre Dacheux raconte pourquoi il s’y est rendu et ce qu’il a découvert sur place. Étonnant, d’autant plus qu’il a eu l’occasion d’y photocopier l’acte de naissance de celui qui deviendra l’écrivain que nous connaissons.

Le 8 mai 1988, au milieu d’habitants d’Éragnysur-Oise 1 et de « Pieds-noirs » de Mondovi, réunis autour de ce monument aux Morts, que les hasards de l’histoire avaient conduit jusqu’ici, en Île-de-France, je songeais, alors, à ces trois jeunes de ma commune : André Pireaux, Claude Bénard, Félix Carpentier, morts de l’autre côté de la Méditerranée, pendant la guerre d’Algérie. Pendant que nous entendions s’égrener la traditionnelle litanie des « morts pour la France », je lisais, sur le socle de la statue, qu’au milieu de tous ceux qui étaient là, inscrits comme victimes des guerres 1914-1918 et 1940-1945, se trouvaient, à présent, ajoutés les noms de plusieurs dizaines d’enfants d’Algérie, Pieds-noirs ou musulmans, venus donner leur vie sur le sol français ! Parmi eux : Lucien Camus, père d’Albert Camus 2 .

Depuis 1983, d’anciens habitants de Mondovi 3 étaient venus reconnaître « leur poilu », expatrié ou rapatrié comme eux, ramené en métropole, érigé par hasard dans le cimetière d’une ville de banlieue. Ils assistaient depuis, fidèlement, aux cérémonies commémoratives de l’Armistice, afin de se rappeler leurs parents, amis et compatriotes, décédés pendant les deux guerres mondiales.

Àce moment j’ai pensé que je pouvais me rendre à Mondovi, redevenu, depuis 1962, Dréan, selon le nom ancien, d’avant la colonisation, de ce village de l’est algérien, où naquit Albert Camus, le 7 novembre 1913.

J’ai effectué cette visite, comme un pèlerinage, en septembre 1988. J’ai découvert, alors, non plus un village mais une véritable ville, qui compte, aujourd’hui, 50 000 habitants, une sous-préfecture (une « daïra »), située à une vingtaine de kilomètres de la mer et de la quatrième ville d’Algérie : Annaba (ex-Bône). J’ai retrouvé les traces de la présence, y compris sur les tombes du cimetière, de ces familles de Français, rapatriés en 1962. J’ai recherché, en vain, la ferme Saint-Paul, lieu de la naissance d’Albert Camus, sans doute depuis longtemps détruite, mais j’ai trouvé et photographié, en mairie, l’acte de naissance du célèbre écrivain. 

J’ai vécu presque deux semaines, dans l’unique et modeste hôtel de Dréan. J’ai ramené, de mon voyage, des images et des notes, autant de traces de cet échange interculturel historique entre le monde arabe et l’Europe, entre l’Islam et l’Église, entre la République française et le peuple algérien. J’ai visité les ruines d’Hippone, si proches, où vécut et mourut Saint Augustin, l’évêque berbère, le Père de l’Église, l’élève de saint Ambroise à Milan, disparu au moment de l’invasion barbare des Vandales en 430. J’ai parlé, jusqu’au plus profond des nuits, avec des jeunes Algériens, venus m’interroger, qui ne savaient déjà plus rien de la guerre d’Algérie mais que hantait le drame palestinien. J’ai rencontré des responsables politiques locaux, quelques intellectuels francophones, des commerçants dont un libraire qui m’offrit le roman Le fils du pauvre 4… J’ai ainsi senti « bouger du dedans » ce pays qui, quelques mois plus tard, allait entrer en guerre civile ! J’ai découvert un monde divers, vivant, complexe, contradictoire, passionnant et, au bout de quelques jours, j’ai cessé de m’éveiller quand éclatait le chant du muezzin ! Déjà, me venait l’habitude de vivre ma différence au milieu d’amis nouveaux… J’étais comme imprégné de ce que Camus avait éprouvé, senti et transcrit, notamment dans ses Chroniques algériennes 5 .
 

 

Mondovi aussi en Italie


La suite de ce voyage m’est venue tout naturellement : qu’était donc ce Mondovi italien dont Napoléon III avait donné le nom à la colonie, installée à Dréan, en 1848 ? J’ai pris plus de six mois pour aller vérifier ! C’est en mars 1989 que j’ai choisi d’aller rencontrer la « Cité des Études », Mondovi, dans ce Piémont, où Bonaparte, en 1796, remporta la première victoire de sa campagne d’Italie.

J’allais y faire les mêmes découvertes qu’Albert Camus, lorsqu’il écrivait : « J’entre en Italie. Terre faite à mon âme, je reconnais un à un les signes de son approche. Ce sont les premières maisons aux tuiles écailleuses, les premières vignes plaquées contre un mur que le sulfatage a bleui. Ce sont les premiers linges tendus dans les cours, le désordre des choses, le débraillé des hommes. Et le premier cyprès (si grêle et pourtant si droit), le premier olivier, le figuier poussiéreux. Places pleines d’ombres de petites villes italiennes, heures de midi où les pigeons cherchent un abri, lenteur et paresse, l’âme y use ses révoltes 6 . »

« Au pied des monts », à 88 kilomètres au sud de Turin, un diocèse vieux de 600 ans, une cité de 22 000 habitants, riche d’histoireet de traditions, Mondovi est, à 500 mètres d’altitude, au cœur de la province de Cuneo, une plaque tournante orientée soit vers la montagne et le mont Viso qui, du haut de ses 3 848 mètres, perce son horizon, soit vers la mer et la Riviera qui, à soixante kilomètres, ouvre le port de Savone sur la Corse et la Sardaigne, soit vers les plateaux des Langhes aux vignobles célèbres, ou soit, enfin, vers la riche plaine du Pô aux activités agricoles et industrielles multiples.

Avais-je découvert, en Mondovi, Cocagne audelà des Alpes ? Par certains aspects, sans aucun doute. Mais c’est surtout un fort lieu de l’Histoire. Et c’était bien le pendant de Mondovi-Dréan, situé aussi entre mer et montagne, dans la riche plaine de la rivière Seybouse.
 

 

Quand des lieux d’histoire…


Aux yeux de l’observateur attentif et étonné, Mondovi (l’italienne), située à mi-chemin entre Éragny-sur-Oise et Mondovi-Dréan (l’algérienne), semble tracer sur la carte comme un minuscule trait d’union entre l’Europe et l’Afrique du Nord.

Dans le recueillement et le silence d’un 8 mai, une question avait, de nouveau, envahi mon esprit : trois cités qui s’ignorent à peu près complètement, mais que des coïncidences, le passé de quelques familles ou la curiosité qu’aiguisent les voyages ont rapprochées, peuvent-elles devenir des lieux de découvertes et d’échanges internationaux pour leurs habitants ? La réponse m’est venue, d’un seul coup : cela dépend de la volonté des hommes. Un chemin ne s’emprunte que s’il est ouvert et n’est entretenu que s’il est utilisé… Un cheminement de la pensée peut conduire vers la reconnaissance des réalités. J’aurais aimé, dans une fidélité à la pensée de Camus, avec d’autres, ouvrir ce chemin, cet itinéraire presque rectiligne qui mène d’Éragny-sur-Oise à Mondovi-Dréan, via Mondovi en Piémont. Si elle est un jour empruntée, cette voie s’élargira et beaucoup pourront s’y engager. En 1989, aucun jumelage n’était possible avec la brutale montée de la violence intérieure en Algérie. Quant aux « Mondoviens », ces nostalgiques d’un pays qui fut le leur, ils étaient encore trop dans la douleur pour envisager déjà le dépassement de la violence qu’ils avaient subie ou fait subir.

Camus, dont la mère, Catherine Sintès, était espagnole, installé très jeune avec elle à Alger, dans le quartier Belcourt, cet amoureux de l’Italie n’a pas cessé de nous aider à porter les yeux sur l’espace euro-méditerranéen. S’affirmant pleinement français et totalement algérien, il n’a jamais voulu choisir entre « sa patrie et sa mère ». Il y gagna, à la fois, l’hostilité de partisans de l’Algérie française et de ceux de l’Algérie indépendante. Son choix d’une non-violence qui ne condamna pas la violence continue de nous donner à penser. Parti à la rencontre d’Albert Camus, à Mondovi, je crois ne m’être jamais éloigné de son chemin.

 


1) Commune du Val d’Oise, en Île-de-France, faisant partie de l’agglomération de Cergy-Pontoise.

2) Lucien Camus, mourut dès le début de la guerre, le 17 octobre 1914. Albert Camus, alors bébé, ne connut pas son père.

3) Mondovi est bien cité par Albert Camus comme son lieu de naissance, dans Le premier homme, ce roman autobiographique inachevé, ouvrage posthume, édité par sa fille, chez Gallimard, en 1994, (le manuscrit était dans la serviette retrouvée dans le véhicule accidenté où Camus perdit la vie, le 4 janvier 1960).

4) Mouloud Feraoun, Le fils du pauvre, Le Seuil, 1954.

5) Albert Camus, Actuelles III : Chroniques 1939-1958 (Chroniques algériennes), Gallimard, 1958.

6) Albert Camus, L’envers et l’endroit, Gallimard, 1986. Le premier livre d’Albert Camus, paru pour la première fois en 1937. Albert Camus fit cinq voyages en Italie, dont le dernier en 1958.


Article écrit par Jean-Pierre Dacheux.

Article paru dans le numéro 167 d’Alternatives non-violentes.