La Corse : Terre promise pour la non-violence

Auteur

Kim Altmeyer

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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Il est intéressant de découvrir comment la Corse est perçue outre-Rhin, quand une professeure propose à ses élèves, en classe de français, de partir à la découverte de cette île et de ses habitants.

En 2003, ma classe de français découvre par hasard un documentaire télévisé sur la Corse. Ensuite le groupe I Muvriniinvite des jeunes de ma classe au Zénith de Paris. Une relation spontanée et fraternelle se crée alors entre eux et ces chanteurs corses. Il s’ensuivra des actions de solidarité pour le Brésil où la Fondation de Corse aide les paysans sans terre.


Une région à haut risque !


La direction de mon lycée en Allemagne m’informe officiellement que les voyages scolaires sont déconseillés en Corse car il s’agit d’une “région classée à haut risque” par l’administration du Land de Hesse.

Mais qu’est-ce qui se passe sur cette île ? Un texte des I Muvrini 1 , écrit en 1995 pour leur concert à Pedigrisgiu, comporte une longue liste de prénoms, il s’agit d’une liste de morts. C’est le choc : « Autant de victimes ? Mais c’est pire qu’au Brésil ! »

Les élèves découvrent qu’en Corse les assassinats sont fréquents, inexpliqués, jamais punis.

L’approche s’intensifie par un livre 2 qu’on décide de traduire en allemand. Dans Carnet pour Sarah, Jean-François Bernardini parle de la Corse vue de l’intérieur, avec amour, avec intelligence et une douleur incroyable. Ses textes nous ouvrent les yeux sur la réalité insulaire : l’éternelle rengaine des attentats, avec ou sans condamnation de la violence, l’impunité, les fraudes électorales, le mépris, la tragi-comédie des campagnes électorales, le linguicide — cette mort invisible, mais lente et inéluctable de toute une culture. Le problème n’est pas de trouver les mots en allemand, le problème est de supporter le contenu.

Sur la Toile, nous découvrons le génocide larvé de la Première Guerre mondiale, qui mobilisait des Corses de plus de 40 ans, pères de familles nombreuses. Au front ils ne sont que chair à canon. On apprend aussi qu’en 1943 la Corse fut le premier département libéré, qu’aucun juif n’a été dénoncé ni déporté, et que l’expression « prendre le maquis » témoigne de l’impact de la Résistance insulaire.

Aujourd’hui la Corse est la région la plus criminogène de France, avec une population de 300 000 habitants confrontés à plus de 400 meurtres en 20 ans, dont la plupart ne seront jamais sanctionnés ni élucidés. Une petite fille corse de 11 ans, dans la voiture de son père, le voit mourir criblé de balles. Elle a vu les visages des assassins. Sa protection ne sera assurée que jusqu’au procès. Elle témoignera : « Et qui ose encore parler d’omerta ? N’est-elle pas plutôt du côté de l’État, cette loi du silence ? » demandent les élèves.

Il est évident que dans une situation aussi compliquée, aussi catastrophique, les jeunes cherchent un espoir. Ils le trouvent dans l’engagement infatigable de leur auteur pour un avenir non-violent de la Corse : le rêve invincible de Gandhi, de Martin Luther King, de Nelson Mandela, l’engagement citoyen pour une cause noble avec des moyens nobles.

 

Des doutes et des questions


En Bourgogne, lors d’une soirée avec des collègues français, ceux-ci me disent : « On aime bien la Corse, mais on la préférerait tellement sans ses habitants. » Et c’est le fou-rire. Seraient-ils encore du côté de Mussolini, qui, à son époque, avait réclamé « la cage sans les oiseaux », en parlant de la Corse ?

Des gens cultivés, intelligents, certains très engagés, syndicalistes, ne se gênent pas de proférer des clichés aussi grotesques que « Mais qu’ils se taisent, ces Corses, avec tout l’argent qu’on leur donne ! » ; « Qu’ils se mettent enfin au travail ! » ; « Une Corse sans les Corses, ce serait le paradis ! »

J’ai froid dans le dos, je me tais, j’écoute. Et je doute. De moi. De ma capacité à comprendre, d’analyser ce nœud inextricable. De mes collègues, des journalistes, des écrivains qui publient des livres au titre triomphant Comprendre la Corse, je doute de toutes ces certitudes faciles, de l’arrogance, du cynisme. Tout le monde croit savoir. En été, la presse met des photos de plages et annonce la vérité sur la Corse, sur l’omerta, les meurtres, les rêves. Car cette île en suscite. Une actrice de la série télévisée Mafiosa confirme en 2013 : « Les voyous, ça me fait rêver. » Les Corses se taisent. Les voyous ne les font pas rêver, mais souffrir. Atrocement. Et en silence.

Nous avons vu sursauter nos amis corses, à chaque annonce d’un meurtre. Nous avons aperçu leur douleur, leur silence désespéré. Ils nous ont expliqué que même l’expression « nos amis corses » est un piège, une menace, à traduire : « Attention, nos amis sont prêts à vous descendre. » Comment vivre avec tant de mensonges, tant de mépris ? Et comment vivre sans sa langue ?

Arrivée en Corse, je croyais que j’allais parler la langue du pays au bout de trois semaines, à force de l’entendre toute la journée. Mis à part quelques mots et des chansons, elle restait introuvable. Sa mort — prévue et programmée depuis deux siècles — est devenue probable.

Les élèves, bien conscients de ce désastre, ont inventé un cadeau sublime. En 2007, on propose à Jean-François - dans une messe pour le Brésil - que les Murvini viennent chanter dans notre petite église au bord du Rhin, de dire le Notre Père en langue corse. Ce sera la première fois de sa vie. Inimaginable, pour les jeunes Allemands : il ne l’avait donc pas appris en sa langue maternelle. Souvent, on l’avait vu monter sur scène, en professionnel, cool, serein. Mais ce matin-là, le Pater Nostru l’a profondément bouleversé. Sa mère nous parlera plus tard de ce moment, comme si elle l’avait vécu avec nous, et les larmes lui couleront sur le visage.

Dans cette langue, encore proche du latin, il y a des trésors, si beaux que vite les jeunes ont envie de la parler et de l’écrire. Sur les portables s’affichent maintenant A prestu (À bientôt), Un ti ne scurdà (N’oublie pas), Ti basgiu (Bise). Mais il y a aussi un message qui est peut-être le plus grand cadeau de la langue corse. Une leçon de vie, transmise et répétée dans les familles depuis des siècles : Hè megliu à more ch’è tumbà (Il vaut mieux mourir que tuer). En une phrase, le socle de toute la philosophie de la non-violence.

 

Une région à haut risque ou découvrir l’inattendu ?


Pasquale Paoli : un choc. Droit de vote pour les femmes en 1755. La première démocratie moderne de l’Europe, avec séparation des pouvoirs, rêvée par tant de pionniers de l’Histoire. En Corse, de 1755 à 1769, elle est réalité.

Friedrich Hölderlin 3 écrit en 1790 un poème qui met en valeur le combat de Paoli. Au Siècle des Lumières, les jeunes européens rêvaient de partir pour la Corse et participer à ce projet démocratique, réputé dans le monde entier pour sa noblesse et sa force visionnaire.

Goethe, dans une pièce de théâtre, fait porter un toast en hommage à Paoli, admiré et aimé par tous les esprits éclairés du XVIIIe siècle. Et Voltaire n’hésite pas à s’exclamer : « Toute l’Europe est corse ! »

Aujourd’hui, une telle attitude vis-à-vis de l’île de Corse serait-elle imaginable? Comment a-t-on réussi à dissimuler cette vérité historique, à la faire disparaître des livres, des consciences du monde ? Nos jeunes interrogent leurs professeurs d’histoire : personne, sans exception, ne la connaît, personne n’en a jamais entendu parler.

 

Et la non-violence ?


Les Corses violents par nature ? Qu’en disent les militants de la non-violence, les résistants du Larzac, les experts du Cun, les compagnons de l’Arche, les auteurs et chercheurs, les régulateurs des conflits, les médiateurs, les acteurs de la non-violence ? Rien sur la Corse. Aucun mouvement, aucune initiative, aucune tentative.

Mais quoi de plus urgent pour cette terre en souffrance, en profonde déchirure ! Pourquoi la Corse n’a-t-elle pas eu son Lanza del Vasto, qui lui aurait dit, comme aux paysans du Larzac : « Mes enfants, vous faites fausse route », pour ensuite les accompagner dans des années de combat, persévérant, infatigable, efficace.

La Corse région pilote pour la non-violence ? En 2011 les premières formations en matière de non-violence ont commencé dans des écoles de l’île. En novembre les I Muvrini sont en tournée en Allemagne. Dans une église protestante à Hambourg, le public apprend que des Corses s’engagent maintenant dans les voies de la non-violence.

La réaction est incroyable — les citoyens les plus réservés, les moins spontanés de toute l’Allemagne, se lèvent d’un seul mouvement. Les applaudissements, d’une force inouïe, assourdissante, coupent la parole à Jean-François, des minutes durant. Toute l’église n’est qu’une tempête de mains qui applaudissent, de pieds qui tapent le sol, de cris « Bravo ! », « Fantastisch ! » Un soutien sans réserve, un enthousiasme bouleversant. Personne n’avait imaginé une telle réaction. La foule reste debout, visiblement décidée à saluer de toutes ses forces quelque chose d’extraordinaire.

Finalement le chanteur arrive à reprendre la parole — silence absolu. Et il dit ce qu’il vient d’apprendre, qu’en RDA, en 1988, de petits groupes de prière, ridicules, marginaux, avaient fondé la tradition des rassemblements du lundi, à Leipzig, à Dresde, à Erfurt. Et en 1989, le peuple tout entier, pendant des mois et des mois, a fini par scander dans des manifestations gigantesques : « Keine Gewalt ! » (Pas de violence). Ainsi, ils ont fini par renverser le Mur de Berlin sans une goutte de sang.

Lui, le Corse nous rappelle une des plus belles victoires de l’Allemagne due à la non-violence. Le lendemain, à Erfurt, après avoir applaudi dans la ferveur, les gens pleurent, bouleversés. Jamais on n’a vu autant de larmes dans un public. La vérité a été dite. La force de la non-violence revient vers eux, et c’est la Corse qui porte le message.

 

Bilan, 10 ans plus tard


Après dix ans de découvertes, de rencontres et discussions, nous sommes certains d’une seule chose sur la Corse : « Nous ne savons pas. » Nous avons compris que nos idées reçues sur cette « région à haut risque » étaient des erreurs. Notre perception de sa réalité était et reste faussée, aliénée par le regard de médias mal informés et parfois mal intentionnés, par une opinion publique abusée et préfabriquée, gavée de préjugés et nous gavant de clichés. Nous savons que trop d’éléments nous manquent pour vraiment comprendre la Corse.

Mais il existe maintenant une certitude inébranlable : la Corse a la chance historique de se mettre debout, après tant de défaites, d’injustices et d’échecs. Son destin a été beaucoup plus lourd que certains ne veulent le reconnaître. Sa vérité est plus douloureuse, mais aussi plus belle que d’autres ne peuvent l’admettre. Son avenir pourra être bien plus noble que même nombre de Corses n’osent croire.

Il n’est jamais trop tard pour imaginer et créer une société où les citoyens non seulement « naissent libres et égaux en droits » mais vivent libres et égaux, en droits, et en avenir.

Ce que je souhaite à la Corse, c’est de retrouver ce droit merveilleux de donner, d’offrir ses plus belles intelligences, son expérience historique, sa langue, sa capacité d’accueil, sa résilience inimaginable, sa force non-violente, et son rôle précurseur pour inspirer le monde.

Qui, en 2010 encore, aurait osé imaginer que trois ans plus tard les Corses seraient co-organisateurs du premier NV-Day de France ? Et qu’en décembre 2013 un numéro de la revue Alternatives non-violentes aurait pour titre « La Corse, terre de non-violence ? » Le point d’interrogation demeure. Mais le mensonge ne peut pas rester une fois que le faux miroir est brisé.

Ce numéro d’Alternatives non-violentes est une victoire de l’intelligence non-violente, mais ce n’est qu’un tout petit pas. Le chemin indiqué par Gandhi, poursuivi par King, Havel, Mandela et tant d’autres, n’a jamais été ni facile ni probable.

Au XXIe siècle, l’île de Corse a la chance et le droit de devenir une « Terre promise pour la non-violence. » Elle le sera si ses citoyens le décident et se mettent ensemble, debout.

La non-violence a tant à offrir à la Corse. La Corse en a terriblement besoin. Mais la Corse a aussi beaucoup à offrir à la non-violence.


1) Jean-François Bernardini, Umani, Seuil, pp. 149-150.

2) Jean-François Bernardini, Carnet pour Sarah, Éd. Anne Carrière

3) Friedrich Hölderlin : Gedichte , Reclam, pp. 158-179.


Article écrit par Kim Altmeyer.

Article paru dans le numéro 169 d’Alternatives non-violentes.