L'action non-violente, faire basculer le rapport de force

Auteur

Guillaume Gamblin

Localisation

France

Année de publication

2014

Cet article est paru dans
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Les lois injustes et les inégalités sociales ne sont jamais naturelles mais sont toujours inscrites dans un rapport de forces social qui permet leur maintien. Le but des acteurs de l’action non-violente sera de renverser ce rapport de forces pour faire évoluer la situation.

FAIRE ÉCLATER AU GRAND JOUR

Toute loi, toute coutume, toute hiérarchie sociale établie, est la résultante d’un rapport de forces qui à un moment donné a fait basculer la société. Par la suite, la force des habitudes et de la culture a pu venir renforcer ce statu quo en masquant la réalité du rapport de pouvoir qui est à son origine. Une situation de discrimination raciale, sociale, devient presque invisible à mesure qu’elle se transforme en coutume, que les générations naissent avec elle. Le but de l’action non-violente sera d’abord de venir révéler, de faire éclater en plein jour l’injustice d’une situation établie.

FAIRE BASCULER LA MAJORITÉ

L’étape suivante est d’agir pour renverser le rapport de forces. On part généralement d’une minorité de personnes actives. Le renversement du rapport de forces
passera par le fait de faire basculer la majorité dans le camp des opposants : une majorité qui collabore plus ou moins passivement à cette injustice sans en tirer un bénéfice important, voire qui en subit les dommages et qui est susceptible de basculement. Que ce soit pour le nucléaire civil et militaire ou pour les OGM et les pesticides, aucune consultation publique digne de ce nom n’a eu lieu pour décider de leur utilisation et de leur présence dans notre environnement. Si les opposants à ces technologies parviennent à faire éclater le conflit sur le devant de la scène médiatique et politique afin que le débat soit clairement posé, on constate alors que la majorité des citoyens, qui consentaient passivement à leur utilisation, se révèlent opposée à celles-ci.

UNE MONTÉE EN PUISSANCE

Comment se met en place concrètement le rapport de forces ? L’exemple de la lutte contre les OGM et la stratégie du collectif des Faucheurs volontaires peuvent nous éclairer sur le sujet. Il faut d’abord préciser que les Faucheurs volontaires pratiquent une grande diversité d’actions : pétitions, rendez-vous avec les députés et les administrations, marches, grèves de la faim, étiquetage de produits en magasin, actions symboliques et humoristiques… Le fauchage de plantes n’est que l’ultime étape de leur répertoire d’action, qui vient lorsque les autres moyens mis en oeuvre ont échoué à mettre fin à la dissémination de ces organismes génétiquement modifiés dans l’environnement. Il y a donc, autant que possible, une gradation des formes d’action qui peut aboutir en dernier recours à la neutralisation physique des champs. Cette notion de montée en puissance est importante dans le rapport de forces qui est mis en place. Au préalable, il y a également une analyse de la domination : quels sont les principaux acteurs de la dissémination des OGM ? Quels en sont les principaux bénéficiaires ? Les responsabilités respectives des firmes agro-semencières qui tirent profit de ce commerce et des différentes autorités qui les permettent ou les encouragent sont identifiées. Le collectif cible les groupes privés qui profitent du commerce de ces biotechnologies mais il centre ses tentatives de dialogue et de pression sur le législateur qui, étant censé être au service de l’intérêt collectif, est le mieux à même de répondre favorablement aux exigences sanitaires et environnementales revendiquées.

LUTTER CONTRE UNE INJUSTICE, C’EST NUIRE À DES INTÉRÊTS

L’action des Faucheurs volontaires doit assumer sa vocation qui est de priver de la jouissance de certains de leurs intérêts immédiats certains des profiteurs de cette situation (firmes agro-semencières qui en tirent profit, chercheurs en biotechnologie et politiciens qui en tirent prestige, transgéniculteurs…). Or, contrecarrer l’intérêt d’autrui, c’est exercer une contrainte (non-violente) sur lui, c’est selon toute probabilité lui faire vivre l’expérience de la frustration. Et il n’est jamais agréable d’être frustré. Cela peut faire mal. D’où l’importance de bien distinguer dans nos discours la personne de nos adversaires de leurs actes et fonctions, afin de limiter la souffrance possible.

Résumons-nous : toute nuisance sert des intérêts. Lutter contre des nuisances, c’est donc nuire à des intérêts. Et nuire à des intérêts, c’est engendrer des frustrations. Ce sont ces frustrations (plus ou moins fortes, plus ou moins mises en scène) qui font ressentir à certains que l’action non-violente est violente. Pourtant cet argument n’est pas suffisant pour empêcher d’agir. Sinon, cela voudrait dire qu’il ne faut jamais agir pour changer une situation de nuisance, d’injustice, de domination car celles et ceux qui en tiraient des privilèges vont souffrir de ce changement. Eh oui, elle existe bel et bien la souffrance du propriétaire d’esclaves sans esclave à exploiter, du Blanc qui n’a plus les meilleures places dans le bus et les meilleurs emplois réservés, etc. Se focaliser sur cette unique souffrance empêcherait toute action et viendrait donc geler la situation d’esclavage ou de discrimination raciale… en étant aveugle à la souffrance des victimes de ces situations.

PRATIQUER LA NON-VIOLENCE AU SEIN DU RAPPORT DE FORCES

Dans le cas des actions de fauchage, celles-ci sont susceptibles d’engendrer une forme de désarroi plus ou moins fort chez l’agriculteur qui est touché. Il risque d’être désarçonné ou blessé par l’action, de la ressentir comme un choc qui vient attenter, à travers « son » champ, à ce qu’il est : à son labeur, à ses valeurs, à sa sécurité économique et donc familiale et affective, à ses projets… Mais d’une part, il ne faut pas lui enlever la responsabilité qui est la sienne de faire partie du peu d’agriculteurs à avoir choisi d’expérimenter des OGM en plein champ alors que le débat sanitaire, écologique et social est ouvert depuis longtemps à ce sujet. Il a agi en connaissance de cause au regard de ces risques et de ces nuisances. D’autre part, il est important pour le mouvement des Faucheurs de faire preuve de dialogue, de délicatesse et d’esprit constructif en l’informant sur les possibilités de transition vers d’autres logiques agricoles possibles par exemple. De la même manière que pour la sortie du nucléaire, il est précieux de venir avec des scénarios crédibles de reconversion des emplois.

En réalité, l’empathie envers les adversaires et envers les personnes touchées par les changements qu’induira la sortie de l’injustice, est bienvenue et même nécessaire. C’est la négation de la souffrance d’autrui qui a pu dans l’histoire justifier toutes les violences. Cette empathie doit amener à entrer en dialogue constant avec les personnes touchées, à les respecter à tout moment, à vouloir les intégrer au mieux dans le nouvel ordre social, mais en aucun cas à renoncer à l’action, à renoncer à dénoncer et à renverser l’injustice.


Article écrit par Guillaume Gamblin.

Article paru dans le numéro 173 d’Alternatives non-violentes.