Auteur

Georges Gagnaire

Année de publication

2018

Cet article est paru dans
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GEORGES GAGNAIRE est enseignant, membre du MAN Saint-Étienne et du Comité d’orientation d’ANV.

Comme tout militant d’une cause, nous sommes à l’affût de ce qui peut la confirmer, de ce qui peut faire basculer tout ou partie de ce que nous pensons vrai dans le domaine de la science, du sûr, du prouvé...

En très peu de temps, les neurosciences sont passées du champ confidentiel de la recherche scientifique à la Une de nos médias. Ce n’est pas vraiment un hasard car elles posent directement la question de notre fonctionnement en tant qu’être humain, voire même en tant que vivant, du plus simple geste que nous effectuons sans même le réfléchir à nos actions ou pensées les plus conscientes, en passant par toutes les fonctions nécessaires à la vie qui nous échappent d’ordinaire. Percevoir, ressentir, s’émouvoir, penser, communiquer, agir mais aussi garder mémoire, se projeter dans le futur, créer, rêver, gérer l’ensemble de nos fonctions vi- tales, etc. Tout cela intéresse et est mis en questions par les neurosciences. Ce n’est donc pas sans raison si elles nous fascinent ou nous effraient et si elles interrogent si profon- dément nos convictions non-violentes. Il convient d’aller y voir de plus près.

 

UNE GRANDE COMPLEXITÉ

 

De la biologie aux sciences cognitives, le champ d’étude des neurosciences est immense. Il englobe en fait tout ce qui a trait à la formation et au fonctionnement de nos cellules nerveuses, en particulier les plus célèbres d’entre elles : les neurones. Or, contrairement à une idée encore très présente à nos esprits, ces cellules ne sont pas rassemblées uniquement dans notre boîte crânienne mais sont réparties, ou plutôt intriquées, dans l’ensemble de notre organisme. Grâce à leurs axones1 et leurs nombreuses connexions, elles tissent un complexe et rapide réseau de communication à travers l’ensemble de notre corps. Ce réseau n’est pas fermé sur lui-même mais peut interagir directement avec les autres cellules et systèmes de notre corps en utilisant les liaisons électriques très rapides des axones et des transmetteurs chimiques au niveau des synapses. Si notre encéphale peut garder, sans nul doute, la vedette en nombre et densité de cellules nerveuses, de connexions et de fonctions complexes, d’autres organes, comme le cœur et la peau, sont eux aussi richement dotés. Notre abdomen comporte par exemple un réseau très important de neurones comparable en quantité au cerveau déjà très évolué d’un chat ou d’un chien. Certains chercheurs n’hésitent pas d’ailleurs à parler de système nerveux entérique, voire même de « cerveau du ventre ». La vision simpliste et séparée que nous avions du fonctionnement de nos différents systèmes vitaux, dont un système nerveux central maître du jeu, est en train de voler en éclats au profit d’une approche beaucoup plus globale et intégrée.

D’autre part, les neurones ne sont pas, et loin de là, les seules cellules à composer notre système nerveux! Les cellules gliales2, parce qu’exemptes de fonctionnement électrique, ont longtemps été négligées ou considérées comme un simple support pour les neurones et comme productrices d’une gaine isolante pour leurs axones. Il s’avère qu’elles sont beaucoup plus complexes et qu’elles jouent vraisemblablement un rôle bien plus important que pensé récemment dans la régulation de la transmission des influx nerveux, voire même dans le stockage et le traitement des informations, laissant aux neurones et à leurs longs axones le rôle de réseau de communication...

 

DES MOYENS ENCORE LIMITÉS


Bien que les implications des neurosciences soient déjà très importantes et touchent à la fois la médecine, la psychiatrie, la psychologie, la pédagogie, l’éducation et même la philosophie, les moyens actuels d’investigation n’en sont qu’à leurs premiers balbutiements. Ils s’adressent plus particulièrement aux sciences cognitives et sont centrés essentiellement sur l’étude du fonctionnement électrique des neurones dans notre encéphale. Trois techniques différentes, mais souvent complémentaires, sont utilisées3 :

— la stimulation électrique d’un ou d’une série de neurones grâce à de microélectrodes implantées dans l’encéphale, ceci ne pouvant être réalisé que sur des cobayes non-humains ou sur des patients déjà implantés pour des dysfonctionnements cérébraux et acceptant d’aider la recherche ;
— l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMF) nécessitant une ingénierie particulièrement lourde, plaçant la personne volontaire dans des conditions matérielles très dérangeantes, produisant des résultats précis sur la localisation de l’activité cérébrale mais pas sur sa temporalité ;
— l’électro-encéphalographie (EEG), technique redécou- verte récemment qui s’avère elle précise dans le repérage temporel des réactions électriques du cerveau mais beaucoup moins dans la localisation précise des phénomènes.

Toutes ces techniques comportent des biais importants qui obligent à une très grande prudence dans l’interprétation et surtout dans la généralisation des conclusions tirées de ces expérimentations. D’une part, il s’agit souvent de n’étudier « que » les manifestations électriques des seuls neurones, ce qui laisse de côté et les cellules gliales et le rôle majeur des neurotransmetteurs chimiques. D’autre part, la plupart des expériences mettent en jeu un très petit nombre de participants rendant souvent difficile la généralisation des hypothèses, voire la reproductibilité des expériences.

Les neurosciences n’en sont qu’à leur aube mais elles sont déjà à l’origine d’avancées considérables dans la connaissance de nos fonctionnements intimes et individuels, interindividuels et sociaux et, donc, dans la compréhension de notre rapport à nous, aux autres et au monde. Nous ne pouvons pas douter qu’elles vont modifier profondément nombre de nos approches thérapeutiques, psychologiques, éducatives, pédagogiques et... militantes !

 

DES PISTES À NE SURTOUT PAS NÉGLIGER

 

Depuis très longtemps dans notre approche non-violente, nous reconnaissons une place centrale à la prise en compte de nos émotions aussi bien dans le chemin personnel emprunté pour maîtriser notre propre violence que dans les stratégies que nous élaborons pour gérer les conflits. La chaîne qui part de stimuli susceptibles de modifier nos émotions et nos sentiments, le plus souvent hors de notre conscience, à notre réaction et ce qui la motive, est de mieux en mieux décortiquée, éclairée et comprise par les recherches en neurosciences4. Ces nouvelles connaissances ne valident pas en tant que tel notre parti-pris non-violent mais corroborent fortement la centralité de cette chaîne de réactions dans nombre de nos comportements et donc l’intérêt majeur que revêt pour nous, individuellement et collectivement, le fait de la mieux connaître pour l’utiliser, la maîtriser dans les directions en cohérence avec nos convictions, voire pour valider certaines de nos pratiques. Je pense en particulier ici à l’analyse et aux pratiques que nous menons depuis fort longtemps sur la gestion des émotions et des sentiments, à leur référence à des besoins, à leurs liens avec nos motivations5 et nos actions.

Les recherches sur la conscience6 sont aussi en étroite relation avec bien des idées portées par la non-violence. Si la pratique de la méditation de pleine conscience m’a apporté personnellement beaucoup, elle m’a surtout appris que je n’étais réellement conscient que de bien peu de choses de ce qui se passait réellement en moi... et même de ce qui m’entourait. Les travaux actuels d’élucidation du fonction- nement intime de notre système nerveux et des biais qu’il suppose dans notre appréhension de la réalité confirment ce type de constats empiriques et permet de mieux comprendre et donc de mieux gérer notre fonctionnement psychique. La « boîte noire » chère en particulier aux psychologues behavioristes (comportementalistes) faisant abstraction du fonctionnement cérébral est en train de céder. Et même si accéder au « code de la conscience », comme on pourrait le faire pour le code informatique de nos ordinateurs, n’est encore à mon sens et heureusement qu’une utopie, nous sommes à l’orée d’une bien meilleure connaissance de nos processus intellectuels conscients et inconscients. Cela ne sera pas sans conséquences profondes sur nos pratiques en termes de soins psychiques, d’enseignement, d’éducation, de communication, de relation aux autres et au monde mais aussi de rêves, de spiritualité et de création.

Une autre bonne nouvelle que nous apportent les neurosciences est celle de la grande plasticité dont sont dotées nos structures cérébrales. Les connexions entre nos cellules nerveuses sont en perpétuelle réorganisation, tenant ainsi compte de l’ensemble de nos comportements physiques ou intellectuels. Votre cerveau avant et après la lecture de cet article n’est plus le même ! De plus, alors que nous pensions naguère que le nombre de nos neurones, une fois adulte, ne pouvait que diminuer, il s’avère que nous restons capables d’en créer de nouveaux toute notre vie. Plus fort encore, lorsqu’une zone, certes modeste, de notre encéphale est lésée, d’autres zones peuvent prendre le relais et assurer un fonctionnement correct. De quoi laisser place à de nouveaux apprentissages et à de nombreux processus de soins post-traumatiques et de résilience.

S’il convient de rester critiques envers les travers sensationnalistes et médiatiques de bien des annonces prêtées aux neurosciences, s’il est nécessaire d’être prudents dans notre approche des congruences fortes qui existent entre ces nouveaux savoirs et nos parti-pris militants, s’il faut bien évidemment laisser toute leur place aux approches expé- rimentales et comportementalistes de toutes les sciences cognitives, il n’en demeure pas moins que les champs ouverts par les neurosciences sont éminemment féconds et que nous nous devons de rester vigilants quant à leurs progrès et aux connaissances qu’elles ne manqueront pas de nous apporter.

 

1 - L’axone est le long prolongement d’un neurone qui permet la transmission d’un signal électrique vers une autre cellule cible. La synapse est le point relais assurant la transmission de l’influx nerveux.

2 - Agid Y., Magistretti P., L’Homme glial. Une révolution dans les sciences du cerveau, Paris, Odile Jacob, 2018.

3 - Naccache L., Naccache K., Parlez-vous cerveau ?, Paris, Odile Jacob, mars 2018.

4 - Damasio A. R., Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau de l’émotion, Paris, Odile Jacob, 2003.

5 - Favre D., Cessons de démotiver les élèves, 19 clés pour favoriser l’apprentissage, Paris, Dunod, 2e édition, 2015.

6 - Dehaene S., Le Code de la conscience, Paris, Odile Jacob, 2014.


Article écrit par Georges Gagnaire.

Article paru dans le numéro 187 d’Alternatives non-violentes.