Développer sa capacité d’action grâce à la mixité choisie

Auteur

Rosalie Salaün

Année de publication

2020

Cet article est paru dans
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Comment expliquer en quoi les réunions en mixité choisie sont si spéciales, et donc si nécessaires ? Il est très compliqué de trouver les mots justes, car, par rapport aux cadres mixtes, rien ne change, et à la fois ça change tout. Ce texte est une tentative d’analyse, d’un point de vue situé, à partir d’un récit d’expériences.

ROSALIE SALAÜN a été porte-parole des Jeunes écologistes de 2014 à 2015. Elle est aujourd’hui responsable de la commission Féminisme d’Europe-Écologie les Verts.

Ma première fois, honnêtement je n’y croyais pas. J’y suis allée quand même, la curiosité attisée par les bons soins de P., cette militante des Jeunes écologistes déjà passée par des mouvements féministes, qui avait poussé pour qu’un temps en mixité choisie puisse être proposé lors de ce week-end de formation de la rentrée 2015. Les deux années précédentes, j’avais fait partie de l’exécutif fédéral de ce mouvement de jeunesse : certes nous traitions des questions d’égalité, mais elles n’étaient pas au cœur de nos préoccupations, et nous étions bel et bien imprégné.e.s du sexisme de la société, bien que nous essayions d’y répondre plutôt par l’humour — pas toujours avec succès.

Je me souviens, ce jour-là, de mon étonnement. Pendant 45 minutes, nous avons simplement échangé sur nos ressentis concernant, dans mon souvenir, le fonctionnement de notre organisation. Certaines de mes camarades, qui pouvaient être très discrètes lors de nos débats politiques, partageaient leurs réflexions, et j’avais l’impression de les entendre pour la première fois. Nous avions pourtant utilisé les mêmes outils de modération de discussion que dans les cadres mixtes (tour de table, tour de parole, régulation pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui parlent), mais il me semblait que je n’avais jamais vécu de cadre dans lequel ce type de propos — ce que le sexisme faisait à nos vies et à nos engagements, donc à notre organisation politique — pouvait être sérieusement pris en compte.

Quelles qu’aient été alors nos responsabilités, j’avais la sensation que ce sujet nous avait en quelque sorte ramenées à notre condition commune de femmes. Nous avons raconté comment nous essayions de gérer les diverses injonctions que nous subissions, chacune avec ses techniques et sa personnalité. Je suis sortie de cette première fois emplie d’une bouffée de reconnaissance envers mes compagnes de militantisme, pour ce moment de partage, pour nous être reconnues entre nous.

 

« RECONNAISSONS-NOUS, LES FEMMES, PARLONS-NOUS, REGARDONS-NOUS »


La déflagration de l’ « affaire Baupin » est arrivée au printemps 2016. Au total, quatorze femmes ont accusé ce député écologiste de harcèlement ou d’agression sexuelle. Parmi elles, Sandrine Rousseau et Elen Debost, deux cadres du parti EELV. Elles se connaissaient, mais il a fallu une enquête journalistique pour qu’elles se découvrent victimes du même agresseur.

Cela a été une révélation : le fait que les femmes ne se parlent pas entre elles contribue à l’impunité des agresseurs. Occupées ailleurs (au foyer, au travail, en compétition les unes contre les autres, voire isolées), elles tardent à utiliser le réseau des autres femmes comme appui pour dénoncer les violences dont elles sont victimes. Un couplet de l’Hymne des femmes, écrit dans les années 1970 par des militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF), est depuis devenu un de mes piliers politiques : « Reconnaissons-nous, les femmes, parlons-nous, regardons-nous ».

Suite à l’affaire Baupin, Sandrine Rousseau a fondé l'association Parler pour permettre aux victimes de violences sexuelles de partager leur histoire, de s’entraider dans les démarches de réparation, et éventuellement de mettre en contact des victimes d’une même personne. Essentiellement féminine (certaines réunions sont ouvertes aux victimes masculines), c’est un exemple d’espace où la mixité choisie permet très concrètement le développement de la capacité d’agir de ses participantes.

 

EN QUÊTE DE LA SORORITÉ

 

Depuis plusieurs mois, dans la perspective des élections municipales, j’anime des réunions en mixité choisie1 pour faciliter le partage d’expérience entre élues sortantes, candidates et militantes. Ces réunions permettent à la fois de mettre en réseau les femmes d’un même territoire, de donner des clés aux futures élues pour l’installation dans le mandat, et de partager des outils pour mieux vivre sa vie militante. Pour la grande majorité des participantes, ces réunions sont une première expérience de la non mixité. Elles ne savent pas toujours pourquoi elles viennent, ne se définissent pas toutes comme féministes, voire même ne se reconnaissent pas dans ce terme. Pour certaines, se définir comme victimes est essentiel; pour d’autres, c’est inenvisageable. Elles hésitent parfois à se lancer : à ce titre, le rôle de la modératrice est primordial pour instaurer un cadre sécurisant afin que toutes puissent s’exprimer.

Je ne me lasse pas de voir leurs yeux s’écarquiller par le même sentiment d’étonnement et de reconnaissance que j’ai moi- même éprouvé il y a quelques années. La découverte que, dans nos recherches perpétuelles d’équilibre entre tâches domestiques, maternité, sexisme quotidien et militantisme, nous avons des compagnes de lutte, procure une joie inédite. Très concrètement, cela peut être très émouvant : je me souviens de cette militante qui, les larmes aux yeux, avait déclaré s’être rendu compte au cours des échanges que les difficultés auxquelles elle faisait face au quotidien... étaient genrées. Cette discussion-là fut particulièrement forte, car plusieurs élues sortantes y ont partagé, certaines pour la première fois, leur sentiment d’isolement et les violences qu’elles avaient subies pendant leur(s) mandat(s).

Les militantes du MLF l’avaient affirmé il y a plus de quarante ans : le personnel est politique. J’ai constaté, dans mon expérience, que les espaces en mixité choisie permettent aux femmes de découvrir qu’elles subissent le sexisme jusque dans des aspects de leurs vies qu’elles ne soupçonnaient pas. À défaut de s’allier dans les luttes, elles peuvent déjà se re- connaître entre elles. Parler avec d’autres femmes et refuser de faire valider cet acte simple par un homme, c’est déjà une émancipation, c’est déjà refuser de jouer le jeu du patriarcat.

 

1 - Les évènements en mixité choisie sont réservés à des personnes issues d'un ou plusieurs groupes sociaux consi- dérés comme opprimés ou discriminés.


Article écrit par Rosalie Salaün.

Article paru dans le numéro 194 d’Alternatives non-violentes.