« Nous ne regardons personne comme notre ennemi. Il y a des gens de bonne volonté même au sein des pires institutions. », Rajagopal, initiateur de Jai Jagat. Parmi les principes portés par Jai Jagat se trouvent la nécessité de promouvoir un modèle de développement favorable à tous, en particulier aux plus démunis, et la promotion de la non-violence comme stratégie politique globale pour arriver à cet objectif.
BENJAMIN JOYEUX est juriste de formation et journaliste indépendant, militant écologiste et pour la paix, ami de longue date d’Ekta Parishad (2004), actuellement coordinateur de la campagne Jai Jagat à Genève.
La non-violence apparaît souvent comme une stratégie pas- sive, impuissante à imposer le rapport de force nécessaire au changement recherché. Certains comme l’activiste anarchiste américain Peter Gelderloos1, vont plus loin, considérant que la non-violence comme principe absolu aboutit à l’échec et se fait ainsi complice de « l’ennemi » : l’État, ses institutions et les grandes firmes multinationales.
En France, les institutions archaïques de la Ve République, avec leur scrutin majoritaire, incitent plus à la confronta- tion politique et au clivage qu’au dialogue et au consensus, contrairement aux régimes parlementaires au scrutin proportionnel. La vie politique, économique et sociale est ainsi caractérisée par la confrontation et les conflits permanents, entre majorité et opposition, entre syndicats et patronat, entre ONG environnementales et entreprises, etc. Le mouvement des Gilets jaunes constitue en l’espèce une illustration parfaite du dialogue de sourds existant entre une partie du peuple français et ses « élites » dirigeantes.
Dans ce contexte, dialoguer avec ce qui est considéré comme « l’ennemi », que ce soit d’un côté le patronat, le « Grand capital » et les institutions officielles ; ou de l’autre les « gauchistes », « droitsdelhommistes » ou autres écologistes, est considéré au mieux comme de la dangereuse naïveté, au pire comme de la collaboration coupable. Cette conception dualiste et conflictuelle des rapports sociaux, même théo- risée en « stratégie populiste » par certains2, peut s’avérer dangereuse. Car le « eux » face au « nous », en stigmatisant et niant la part d’humanité en l’autre, annihile la possibilité même du dialogue et finit par favoriser l’émergence de la violence, négation de la démocratie.
POUR UN DIALOGUE POSSIBLE
La non-violence fait le pari inverse, en considérant qu’il n’y a pas d’ennemi, ou plutôt que l’ennemi pouvant être en chacun d’entre nous, le dialogue est toujours possible afin de faire émerger l’intérêt général. Gandhi défendait le principe d’ahimsa, terme sanskrit signifiant « respect et bienveillance à l’égard de toute forme de vie ». Il s’agissait de toujours respecter son adversaire, non pas par naïveté, mais pour obtenir de meilleurs résultats par rapport aux objectifs fixés, en l’occurrence l’indépendance de l’Inde vis-à-vis de l’Empire britannique. La non-violence de Gandhi n’était pas un but en soi, mais une stratégie parmi d’autres devant aboutir non seulement à l’indépendance de son pays mais également à la maturité du peuple indien pour qu’il soit en mesure de subvenir à ses besoins. Gandhi affirmait dès 1920 : « Je crois vraiment que là où il n’y a que le choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence »3. La non-violence était ainsi pour lui avant toute chose une stratégie politique efficace et non une fin en soi, comme l’affirment trop souvent ses détracteurs.
VERS UN MODÈLE FAVORABLE À TOUS
Les initiateurs de Jai Jagat, dont Rajagopal, le leader d’Ek- ta Parishad, en dignes héritiers de Gandhi, agissent de la même façon en cherchant à instaurer un dialogue avec les Nations Unies, les autres organisations internationales (OMC, FMI, Banque mondiale) et le gouvernement Indien. Il ne s’agit pas de cautionner leurs politiques ou de promouvoir leurs actions, mais bien de dialoguer avec ces institu- tions de façon exigeante, afin de les inciter à travailler dans le sens et selon les objectifs recherchés. En l’occurrence, pour favoriser un modèle de développement favorable à tous, et en particulier aux plus démunis, en Inde et partout ailleurs sur la planète. C’est pourquoi Jai Jagat s’appuie notamment sur les 17 Objectifs de développement durable (ODD) de l’Agenda 2030. Non pas pour les promouvoir mais bien pour les prendre au mot, puisqu’ils ont été adoptés par l’ensemble des États s’étant engagés à les mettre en œuvre d’ici 2030. Le premier objectif consiste par exemple à « éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde », pas de la réduire, mais bien de la supprimer. En cette période de confinement généralisé de milliards de personnes pour lutter contre la pandémie du Covid-19, alors que la faim menace à nouveau des millions d’entre eux, ces mots ont un sens et illustrent l’ampleur de la tâche. En prenant au sérieux l’Agenda 2030, Jai Jagat œuvre dans l’intérêt de tous, y compris les institutions elles-mêmes en les incitant à respecter leurs engagements. De ce fait, la campagne élar- git ses possibilités d’alliance, ses adhérents potentiels et sa crédibilité.
C’est de cette manière que la non-violence peut s’avérer efficace vis-à-vis des institutions, non pas comme fin en soi mais comme stratégie de dialogue exigeante permettant un rapport de force au final favorable à tous les acteurs.
1 - Lire Peter Gelderloos, Comment la non-violence protège l’État : essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux (français), broché, 2 juin 2018.
2 - Lire par exemple Chantal Mouffe sur le populisme de gauche : www.lemonde. fr/idees/article/2016/04/20/chantal-mouffe-pour-un-populisme-de- gauche_4905460_3232.html
3 - Gandhi, The Collected Works of Mahatma Gandhi, Ahmedabad, The Publications Division, Ministry of Information and Broadcasting, Government of India, 1965, Vol. 18, p. 132-133.