Auteur

Christian Robineau

Année de publication

2020

Cet article est paru dans
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« Haïr, c’est assassiner sans relâche. » J. Ortega y Gasset1

La haine est un lien susceptible d’unir et figer de manière mortifère les membres d’un groupe contre un extérieur vécu comme radicalement hostile. Les partisans de l’action non-violente ne sont en rien immunisés contre un tel risque. Recentrer le conflit sur son objet et recourir à un tiers symbolique constituent des moyens permettant l’atténuation de ce clivage stérilisant et la recherche d’une issue au conflit qui puisse allier justice et compromis.

CHRISTIAN ROBINEAU est psychologue clinicien et ancien membre du Comité d’orientation d’ANV.

Rien, a priori, ne semble relever d’univers aussi opposés l’un de l’autre que la haine et la non-violence. On aurait ainsi, d’un côté, l’expression la plus exacerbée de la violence affec- tive et, de l’autre, l’organisation pratique la plus volontariste du désir de ne pas nuire. Mais cet angélique postulat risque bien vite et fort dangereusement de ressembler à une ten- tative visant à nous exempter de la haine pour la localiser uniquement et commodément chez l’autre.

Or, le premier défi que les partisans de l’action non-violente se doivent de relever n’est pas de combattre la haine chez leurs adversaires. Il s’agit plutôt de parvenir, pour commen- cer, à discerner en quoi et comment la haine peut contami- ner le fonctionnement de tout un chacun, y compris de ceux qui se réclament de la non-violence. Il convient ensuite de construire les moyens permettant de réduire autant que faire se peut les effets de cette contamination. Pas uniquement dans le fonctionnement psychique individuel et/ou grou- pal des non-violents, mais, plus structurellement, dans les moyens mêmes qu’ils mettent en œuvre.

Cela dit, encore faut-il, en un premier temps, tracer les contours de ce que l’on peut entendre par « haine ».

LA HAINE : UN LIEN

La notion s’avère extrêmement polysémique, même à se cantonner à l’un des champs dans lesquels elle a été particu- lièrement développée : la psychanalyse. Nous nous contenterons donc ici de quelques éléments très schématiques dont l’intérêt réside en ce qu’ils permettent de pointer certaines questions se posant à propos du rapport entre haine et non-violence.

Quels que soient les auteurs ayant tenté de circonscrire ce champ (S. Freud2, M. Klein, D.W. Winnicott, J. Lacan, N. Jeammet, J. Bergeret, etc.), une double dimension paraît se dégager. Il faut tout d’abord distinguer un mouvement psychique très précoce, facteur essentiel du développement au sens où il constitue l’un des mécanismes sur lesquels s’appuie le sujet naissant pour distinguer l’intérieur de l’extérieur, pour construire puis protéger son autonomie et son intégrité : c’est la relation première d’hostilité à tous les ob- jets (psychiques) sources de déplaisir, dont la présence (in- trusive, menaçante) ou l’absence (frustrante) ne peuvent être maîtrisées. Pour certains auteurs (M. Klein, par exemple), il est légitime de parler d’un plaisir éprouvé à l’occasion de ces mouvements psychiques contre les objets déplaisants (c’est le « sadisme primaire »). Pour d’autres (D.W. Winnicott, J. Bergeret ; S. Freud ayant une position plus difficile à ca- ractériser sur ce point), il s’agit d’un mouvement purement défensif, dans lequel le plaisir de nuire n’entre pas en ligne de compte. Si l’on adopte ce deuxième point de vue, « haine » ne peut constituer le terme approprié. Ainsi, Winnicott parle d’« agressivité primaire »3, Bergeret de « violence fon- damentale »4 (terme qui a pu prêter à confusion car il est utilisé à rebours du sens commun). En tout cas, dans cette situation, ce n’est pas l’autre qui est à détruire, c’est soi qui est à préserver — et à différencier de l’autre. La destruction de l’objet n’est pas désirée en tant que telle.

Pour que l’on puisse parler plus expressément de haine — c’est la seconde des deux dimensions évoquées plus haut —, il faudrait ainsi que soit présent le plaisir de détruire l’objet haï. Pour autant, la nature autoconservatrice, narcis- sique, de la haine demeure essentielle. Tentative de destruc- tion, manifestation de racisme, injure, outrage, humiliation, mépris : la haine naît toujours d’une attaque (réelle ou vécue comme telle) menaçant d’anéantir (psychiquement ou physiquement, individuellement ou collectivement) notre être même. L’appropriation par l’autre d’un objet nous ap- partenant ne suscite notre haine que si nous la percevons comme une mise en cause de ce que nous sommes le plus essentiellement, de notre identité.

Fondamentalement, la haine est donc un sentiment d’hostilité absolue à l’égard d’un objet, elle relève du désir de faire disparaître celui-ci du monde. Elle est une aversion radicale. La simple pensée de l’existence de l’objet devient insupportable et commande son élimination. Elle est durable, et différente en cela de la colère5 ou de la rage, qui poussent à une action visant à se soulager dans l’instant d’une pression devenue intolérable. Elle est orientée vers un ou des objets particuliers, peut s’éterniser à bas bruit, susciter des calculs et stratégies à long terme. Elle ne souffre pas la nuance ou la demi-mesure : il s’avère impossible de haïr « un petit peu ». L’on hait ou l’on ne hait pas. C’est un sentiment binaire, bien plus que l’amour.

Ce dernier se trouve souvent présenté comme son antagoniste. Quatre objections, cependant, à ce cliché. Tout d’abord, on peut opposer plutôt, à la haine aussi bien qu’à l’amour, l’indifférence. Deuxièmement, l’ambivalence — mélange de haine et d’amour pour un même objet — constitue une étape essentielle pour le psychisme humain en cours de développement (puisqu’elle consiste à expérimenter le fait qu’un être n’est pas totalement bon ou totalement mauvais) mais aussi, nous le verrons plus loin, l’un des piliers d’une possible réponse non-violente à la haine — chez soi et chez l’autre. Troisièmement, au-delà d’une opposition entre, d’une part, l’amour représenté comme expression idéale et prototypique du lien entre humains et, d’autre part, la haine comme figure même de la destruction des liens, il convient de considérer la haine elle-même comme un lien. Peut en témoigner quiconque a observé des couples n’ayant plus en commun que leur détestation mutuelle mais qui ne par- viennent pas pour autant à se séparer. Dans ces situations, la haine peut devenir préférable au vide et à la dépression. Enfin, quatrièmement, l’on peut soutenir qu’en ce sens il existe un amour de la haine6, qui permet à celle-ci de per- sister quand bien même son objet a été détruit, parce que c’est parfois ce sentiment, plus que l’objet sur lequel il porte, qui permet à un sujet ou à un groupe de se sentir exister.

 

HAINE ET IDÉOLOGIE DANS LES GROUPES

 

Ce processus se trouve en effet particulièrement repérable dans les fonctionnements groupaux. Comme l’écrit René Kaës, « [...] la grande affaire qui mobilise les sujets d’un groupe est la passion de ne faire qu’un. »7 L’idéologie8 constitue l’un des moyens permettant aux groupes de « ne faire qu’un » et mobilise à cet effet les potentialités de la haine.

Celle-ci, intégrée dans un corpus idéologique, peut être en soi constitutive de l’identité d’un groupe : qu’aurait été le nazisme sans la haine des Juifs ? Mais, comme ensemble ar- ticulé de représentations et de discours partagés, l’idéologie est inhérente à la constitution de tout groupe humain. Elle assure une identité à chacun de ses membres, une défense contre le doute et l’incertitude, des satisfactions narcissiques, un sentiment d’omnipotence. Mais la croissance et/ou la fragilisation des groupes les conduit à rigidifier leur idéo- logie constitutive, à recourir massivement au déni de ce qui pourrait affaiblir celle-ci, à utiliser le clivage et la projection vers l’extérieur des éléments qu’ils ne peuvent supporter à l’intérieur d’eux-mêmes. Pour restaurer une identité interne entamée, il faut ainsi construire un extérieur persécuteur et qui, de ce fait, peut légitimement, aux yeux des membres du groupe, devenir objet de haine.

C’est ainsi qu’un conflit ne portant éventuellement au dé- part que sur un objet limité peut se dégrader en une oppo- sition violente, radicalement identitaire, que la lutte pour la possession peut devenir lutte pour la survie, réelle ou symbolique, d’un groupe.

L’ACTION NON-VIOLENTE,
MALGRÉ LA HAINE
La haine s’avère un affect impitoyablement envahissant. Sa pente naturelle, une fois qu’elle a pointé le bout de son

nez, est de gangréner tout l’espace psychique et politique et d’étouffer toute autre manière de penser un conflit. Un groupe aspirant à l’action non-violente doit donc se livrer en premier lieu à un repérage de la haine en son sein même, notamment en identifiant autant que faire se peut les rigi- difications idéologiques susceptibles de le faire dériver vers un clivage paralysant entre « nous » et « eux ».

Comme la maturité psychique, la non-violence repose en effet sur la capacité de faire preuve d’une suffisante ambi- valence : si l’on n’est que dans l’amour, aucune lutte, même la plus juste et la plus nécessaire, ne peut être livrée ; si l’on n’est que dans la haine, aucune action non-violente ne peut exister puisque la seule issue au conflit reste la destruction de l’ennemi.

Mais les solutions pratiques, politiques, à cette difficulté n’ont-elles pas été identifiées depuis longtemps? Parler d’ambivalence, ne serait-ce pas en effet une autre manière de nommer ce que certains auteurs ont évoqué de longue date ?

Jacques Semelin, par exemple, a développé, dans la suite de René Girard, l’idée que la violence est un processus qui se développe par renforcement mimétique, en miroir, la vio- lence de l’un des adversaires appelant la violence de l’autre et réciproquement. L’analyse vaut tout aussi bien pour la haine. La sortie de la spirale mimétique n’est alors possible que si l’on déplace le conflit : du choc haineux donc binaire, identitaire, vers une négociation relative à l’objet originel de l’affrontement9. Celle-ci n’élimine aucunement la possi- bilité d’éventuellement conserver une opposition, voire une hostilité, à l’égard de l’adversaire, mais elle la tempère suf- fisamment pour qu’un juste compromis devienne possible.

Et ce premier processus ne peut être couronné de succès que si un deuxième contribue à faire chuter l’aspect radicale- ment binaire de la haine : la référence à un tiers symbolique, que celui-ci soit incarné par un intervenant prenant une fonction de médiateur entre les parties en conflit, ou qu’il s’agisse d’une référence commune (une règle, une loi, par exemple) que les adversaires acceptent les uns et les autres de reconnaître comme telle10.

Reste alors à penser la « haine de la non-violence » : cette peur d’être passivement livré à la haine de l’autre, cette terreur d’être le petit enfant sans défense, que chacun peut ressentir et qui est si souvent projetée, pour s’en protéger, sur la non-violence elle-même.

 

1. Cit. in Saverio Tomasella, Haine, envie et jalousie : psychanalyse du désastre ?, Le Coq-héron, 2005, no 182, p. 143.

2. Notamment Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsions (1915), trad. fr. J. Laplanche et J. B. Pontalis, in Métapsychologie, Paris, Gallimard, « Folio-Essais », 1986, p. 11-43.

3. Donald W. Winnicott, L’agressivité et ses rapports avec le développement affectif (1950-1955), trad. fr. J. Kalmanovitch in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 150-168.

4. Jean Bergeret, La Violence fondamentale, Paris, Dunod, 1984.
 

5. . Christian Robineau, « Comme un bébé en colère », Alternatives non-violentes, 2011, no 158, p. 10-17.
 

6. Nouvelle Revue de psychanalyse, 1986, n 33, L’amour de la haine.
 

7. René Kaës, L’Appareil psychique groupal (1976), 3e éd., Paris, Dunod, 2010, p. 105. 

8. René Kaës, L’Idéologie. L’idéal, l’idée, l’idole (1980), nouv. éd., Paris, Dunod, 2016. 

9. Jacques Semelin, Pour sortir de la violence, Paris, Les Éditions ouvrières, 1983, notamment le chap. VI.
 

10.Christian Robineau, « Action non-violente, intervention civile et problématique du tiers «, Alternatives non-violentes, 2004, no 132, p. 35-41.


Article écrit par Christian Robineau.

Article paru dans le numéro 197 d’Alternatives non-violentes.