Ne pas humilier l’adversaire, une stratégie non-violente pour éviter la spirale de la haine

Auteur

Pauline Boyer

Année de publication

2020

Cet article est paru dans
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Le 10 novembre 2020, après la déclaration officielle de la victoire de Joe Biden à la présidentielle américaine, Donald Trump s’entête à nier sa défaite et se comporte en vainqueur victime d’une fraude électorale. À une journaliste qui demandait à Joe Biden ce qu’il dirait à M. Trump, si ce dernier était en train de regarder sa conférence de presse, M. Biden a répondu en fixant la caméra et avec un sourire : « Monsieur le Président, j’ai hâte de vous parler » 1. En position de force, le futur président des États-Unis, a choisi, dans la palette de réponses qui s’offraient à lui, la voie de l’apaisement et du dialogue plutôt que celle rejoignant les bassesses d’un Donald Trump déjà affaibli.

PAULINE BOYER, militante chez Alternatiba et ANV-Cop21, membre du Comité d’orientation d’ANV.

Cette réponse de Joe Biden nous fait du bien car elle fait la promesse d’interactions respectueuses, capables d’éclipser la fatigue mentale engendrée par les discours haineux et les humiliations perpétrées par Donald Trump sur la scène internationale ces dernières années. Par cette réponse, Joe Biden propose un dialogue et donc une coopération pour la passation du pouvoir, ouvrant la possibilité d’une autre fin à la triste histoire d’un homme s’enfonçant dans le déni aux yeux du monde entier. Joe Biden aurait pu prendre le bâton tendu par Donald Trump, dans ses gesticulations de « roi » désavoué, pour le battre. Il serait alors entré dans le territoire préféré de son adversaire et aurait laissé le monde plongé dans le marasme de la violence et des guerres égotiques.

Respecter son adversaire est l’une des bases des stratégies de luttes non-violentes. Ces luttes défendent les droits du vivant et construisent des sociétés plus justes, respectueuses de la dignité des êtres humains. Elles partent du postulat que la manière dont les luttes sont menées détermine la nature des changements sociétaux. Leur stratégie est d’établir des rapports de force, pour persuader ou contraindre leur ad- versaire d’accéder à leur requête. L’adversaire d’aujourd’hui peut devenir l’allié de demain. En 2016, pendant les trois jours de blocage du sommet du pétrole à Pau, par des cen- taines d’activistes climat, de nombreuses discussions ont eu lieu entre les activistes et les congressistes2. Deux congressistes ont décidé de démissionner. « Lorsque les ennemis deviennent amis, voilà le test ultime de la non-violence », disait Gandhi. Le respect de l’adversaire est une condition nécessaire pour établir un dialogue, pour être soi-même respecté, et pour faire évoluer les mentalités dans l’optique d’un changement à la racine de la société.

Laisser une porte de sortie à l’adversaire, pour qu’il capitule sans perdre la face quand il ne peut plus résister au rapport de force instauré, est une tactique des luttes non-violentes, à la fois pour que son honneur puisse peser dans sa décision, mais aussi parce que humilier son adversaire reviendrait à rester dans le paradigme du système actuel. L’humiliation est une domination des forts sur les faibles et perpétue la violence structurelle de la société. L’humiliation conduit à la vengeance et nourrit la spirale de la haine. À l’inverse, les luttes non-vio- lentes cherchent à ébranler la culture de la violence. Un acte d’humiliation n’est donc pas une action envisageable, qu’elle soit dirigée contre un adversaire ou contre tout être humain.

LA FORCE MORALE DE LA NON-VIOLENCE

Ces luttes cultivent au sein de leurs organisations la non-violence, dans son sens philosophique, et donc la bien- veillance et le respect. Elles préfigurent le changement qu’elles veulent voir dans le monde. Les militant·es s’y acculturent par imitation et imprégnation dans le groupe. Cette formation se complète par un entraînement physique et mental à résister au miroir de la haine, parfois tendu par l’attitude de l’adversaire. Dans les années 1960 aux États-Unis, les activistes pour la défense des droits civiques des afroaméricains s’entraînaient dans des chapelles à résister aux humiliations qu’ils allaient subir en allant s’asseoir dans les bars interdits aux noirs. Ils se forgeaient une force men- tale en acier pour réussir à ne pas renvoyer à leur agresseur le pot de ketchup qu’il venait de leur verser dans les cheveux. Les photos de ces scènes sont choquantes. Elles révèlent la puissance de ces actions, mettant en lumière l’illégitimité des lois ségrégationnistes. La haine de l’adversaire se retourne contre lui par la force d’âme des activistes et bouscule les consciences. À ce stade, la non-violence est une maîtrise de soi absolue. Selon Christine Jordis, biographe de Gandhi1, celui-ci s’exerçait à résister à ses instincts primitifs pour do- miner son énergie, et arriver à un pouvoir spirituel plus grand.2 Dépasser ses pulsions instinctives, dépasser son égo était pour lui nécessaire pour garder la tête froide et tenir sa stratégie de lutte non-violente.

 

RÉSISTER À LA HAINE, C’EST RÉSISTER AU SYSTÈME


Cette exigence de la non-violence demande une force morale à toute épreuve pour tenir au milieu d’une société dont la violence structurelle génère chaque jour quantité d’humiliations. Chômage, précarité, racisme, sexisme, inégalités salariales, accaparement des terres... Le système distille son venin au goutte à goutte dans nos veines : les ferments de la haine. Éprouver de la haine pour son adversaire a pour risque d’emprisonner nos luttes dans une émotion destruc- trice, et de la laisser guider nos actions. Les slogans haineux comme « Tout le monde déteste la police » durcissent le cœur des hommes en habits de robocops et celui des foules. Ils ricochent sur les boucliers de défense du système et pro- pagent la haine qui le renforce. Puis la violence survient, et c’est la population qui perd. Les femmes, les enfants et les hommes. Éborgné·es, précarisé·es, méprisé·es. La haine en- tretient le chaos global et blesse celui qui hait, et non le haï.

« La lutte doit être dirigée contre les forces du mal plutôt que contre les personnes qui font le mal. Le problème qu’il faut gérer n’est pas un problème entre Noirs et Blancs, mais entre la justice et l’injustice, entre les forces de la lumière et les forces des ténèbres. Si jamais il peut y avoir une victoire, ce ne sera pas la victoire des noirs sur les blancs, mais de la justice sur l’injustice, de la lumière sur les ténèbres »3 expliquait Martin Luther King. Ces paroles résonnent en nous en cette année de montée en puissance du mouvement Black Lives Matters, à l’heure où la pandémie de Covid-19 touche de plein fouet les populations les plus pauvres, et où les droits à des conditions de vie dignes sont bafoués pour des millions de personnes à cause du dérèglement climatique.

 

1. Christine Jordis, Gandhi, Gallimard, 2006.

2. Les racines du ciel, émission France Culture, Gandhi avec Christine Jordis, 6 janv. 2013.

3. Martin Luther King, Combats pour la liberté, 1958


Article écrit par Pauline Boyer.

Article paru dans le numéro 197 d’Alternatives non-violentes.