Auteurs

Cécile Dubernet et François Marchand

Année de publication

2020

Cet article est paru dans
198.jpg

Le meurtre de Georges Floyd, le 25 mai 2020 lors de son arrestation par la police de Minneapolis (Minnesota), a provoqué une immense indignation, rallumé les braises de la colère des militants antiracistes de « Black Lives Matter » à travers tout le pays et contribué à la mobilisation des électeurs afro-américains contre la réélection de Donald Trump.


Dans cette métropole relativement calme aux nombreux quartiers noirs et populaires, l’émotion a également relancé des débats récurrents sur l’impact néfaste d’une présence policière armée et souvent brutale dans l’espace public. L’idée de moins financer la police (« Defund the police ») pour réinvestir dans les services sociaux (logement, santé, écoles, social, etc.) est vieille de plusieurs décennies au sein du monde militant de la gauche américaine. En 2020, elle commence à devenir réalité à Minneapolis comme dans d’autres villes du pays (Los Angeles, San Francisco, Baltimore)1. Dès le mois de juin, un processus de résiliation des contrats entre les écoles publiques de Minneapolis et l’administration financière est engagé. En décembre 2020, Le Minneapolis City Council approuve à l’unanimité une réduction de 8 millions dans les 179 millions de dollars du budget annuel de la police, pour les allouer à la prévention des violences et autres services — tout en conservant la majeure partie des équipes assermentées d’officiers de police2. Cette évolution des financements du maintien de l’ordre policier vers l’accompagnement social pourrait cependant basculer dans le sens contraire à la moindre attaque, du type de celle de 1999 à l’école de Columbine (Colorado). Cette dernière fut en effet à l’origine du développement important de la présence d’officiers de police armés dans les écoles américaines. Au cœur du débat se trouve un enjeu de taille : dans un pays où l’armement citoyen va de soi, comment repenser la sécurité humaine sans armes ? Et ce, à long terme.


Déconstruire l’insécurité policière : quelques éléments


Il importe de comprendre ce qui motive les appels actuels au defunding (retrait des fonds) et les expériences en cours. Les brutalités policières sont connues à cause de bavures tragiques comme les assassinats de George Floyd, Breonna Taylor, la fusillade de Jacob Blake en 2020, ou la mort de l’adolescent Michael Brown en 2014 (Fergusson, Missouri). Parce que filmés ou hors normes, ces événements activent la colère populaire. Les émeutes qui s’en suivent dénoncent non seulement la discrimination et la brutalité policières, mais aussi l’impunité des forces de l’ordre rarement poursuivies pour meurtre. Elles dénoncent parfois l’impunité des meurtriers blancs, comme les assassins du jogger Ahmaud Arbery (Brunswick, Georgia) en février 2020. Ce sont à la fois les institutions de police et de justice qui sont en cause, une violence inscrite au plus profond de ces structures et de leurs cultures.3 Les réformes se succèdent, le recrutement se veut plus inclusif, les agents portent souvent des caméras, et pourtant les bavures perdurent. Elles appartiennent à un système carcéral qui a fait de la menace et de la punition ses seuls arguments contre la transgression.
Au-delà des images chocs qui ne montrent que la partie émergée de l’iceberg, les statistiques sont parlantes. Le profilage racial est vécu quotidiennement dans la rue, mais aussi dans les écoles. L’administration Obama avait reconnu que la présence policière dans les institutions scolaires criminalisait les enfants des minorités, perturbait leur scolarité et leur perception même de l’école et des études. L’accent mis sur la discipline et la tolérance zéro, combinée à la discrimination, conduit à la marginalisation, l’exclusion et, in fine la school-to-prison pipeline (pipeline école-prison) de nombreux afro-américains.4 Les études montrent un autre phénomène intéressant : la majorité des demandes d’intervention de la police (appel 911) n’ont pas à voir avec un crime violent, mais avec une situation de détresse, souvent un problème de santé mentale, d’addiction, de personne à la rue. Or les policiers qui interviennent ne sont pas formés et entraînés à gérer ces situations. Leur présence attise souvent la violence, parfois jusqu’au pire.5
Enfin dernier point remarquable, des études se succèdent pour montrer le peu d’efficience de la police en matière de réduction globale de la criminalité.6 L’argument en faveur du defund (retrait des fonds) est donc également un argument d’efficience économique : les impôts seraient globalement mieux investis dans des services sociaux et éducatifs que dans des politiques sécuritaires et carcérales.

Imaginer la sécurité autrement

Réallouer les fonds de la police vers les services sociaux est une politique publique de long terme. Entre temps, il faut envisager la sécurité de manière concrète et la travailler au jour le jour dans des environnements déstructurés. À Minneapolis, les écoles ont décidé de recruter des school safetyty specialists (spécialistes de la sécurité scolaire) non-armés et de les former avec l’aide de l’ONG internationale Nonviolent Peaceforce (NP). Créée en 2002, elle a toujours son siège américain dans cette ville.7 Cette dernière offre d’organiser des formations basées sur son savoir-faire de protection non-violente des civils dans un contexte de conflits armés. De fait, les méthodes d’intervention civile de paix ont fait leurs preuves dans de nombreuses zones de conflits dans le monde. Elles reposent sur trois piliers : la non-violence affichée des intervenants, la priorité donnée aux acteurs locaux et l’impartialité. Dès le mois de juin, NP (avec d’autres partenaires comme Meta)8 a mis en place des formations, souvent en ligne compte-tenu du contexte sanitaire. Le premier pilier de la non-violence repose sur le non-armement affiché, mais aussi sur les méthodes d’accompagnement protecteur et l’observation, la communication et la médiation, l’analyse en continu des conflits et des risques (alerte précoce, réponse rapide ; processus de désescalade ; gestion des rumeurs). Le second pilier, la priorité aux acteurs locaux, est pris en compte par le programme de formation de NP, qui ne concerne pas seulement les futurs officiers de sécurité mais aussi les gangs (bandes) de quartiers, les associations locales religieuses ou politiques, les communautés aux alentours et même les syndicats, notamment dans les métiers de la sécurité. Ceci prolonge d’autres expériences intéressantes de prévention des fusillades qui ont déjà eu lieu dans de nombreuses villes américaines, impliquant notamment les secteurs de la santé.9 Dans ces contextes, le troisième pilier, l’impartialité ou multi-partialité, est travaillé avec les membres des communautés.
Ces expériences suscitent d’importantes questions et parfois des polémiques. Néanmoins, en ce premier trimestre 2021, le remplacement des policiers par des « protecteurs civils et non armés » dans les écoles (High schools) est bien avancé, même si l’épidémie de Covid retarde son effectivité sur le terrain (beaucoup d’écoles fermées).


Conclusion : des « veilleurs » et « veilleuses » non-armé.e.s ?

En deçà des radars médiatiques, ces expériences, dans la lignée des programmes de santé publique Cure violence (Guérir la violence), tentent de montrer que des méthodes de régulation des conflits non-armées sont efficaces dans la durée. C’est un défi complexe et des retours de terrain ont déjà montré qu’une combinaison de facteurs et d’acteurs est nécessaire pour intervenir rapidement, veiller et remodeler les normes et attentes de sécurité communautaire.10 Un succès, même partiel, de ces nouvelles formes de vigilance ouvre des perspectives pour nous tous. Elles replacent les citoyens et citoyennes comme acteurs et actrices des enjeux de sécurité.


1.    Rashawn Ray, What does ‘defund the police’ mean and does it have merit ?, Brookings institution, June 19th 2020, www.brookings.edu/blog/fixgov/2020/06/19/what-does-defund-the-police-mean-and-does-it-have-merit/
2.    December 10, 2020 / CBS/AP
3.    Paul Butler, Equal Protection and White Supremacy, 112 Nw. U. L. Rev. 1457 (2018).
www.scholarlycommons.law.northwestern.edu/nulr/vol112/iss6/8
4.    Fowler Deborah, School discipline feeds the « pipeline to prison » ; The Phi Delta Kappan,Vol. 93, no 2 (October 2011), pp. 14-19. www.jstor.org/stable/23048938 Meiners, E.R. Ending the School-to-Prison Pipeline/Building Abolition Futures. Urban Rev 43, 547 (2011). www.doi.org/10.1007/s11256-011-0187-9 ;
5.    Rashawn Ray, What does ‘defund the police’ mean and does it have merit ? op. cit.
6.    Idem
7.    Le siège international de Nonviolent Peaceforce est à Genève ; c’est l’une des première ONG d’intervention civile de paix, présente actuellement dans les conflits au Sud-Soudan, Irak, Philippines et Myanmar. https://nonviolentpeaceforce.org/
8.    Meta Peace Team : organisation US dédiée à l’action non-violente : www.metapeaceteam.org
9.    Sludkin Gary, Let us treat violence as a contagious disease, Ted Lecture, www.ted.com/talks/gary_slutkin_let_s_treat_violence_like_a_contagious_disease
10.    Cure Violence Global : https://cvg.org


Article écrit par Cécile Dubernet et François Marchand.

Article paru dans le numéro 198 d’Alternatives non-violentes.