Danilo Dolci (1924-1997). La non-violence à la sicilienne.

Auteur

David Berrué

Année de publication

2023

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Portrait

C’est l’histoire d’un jeune homme qui n’a pas 20 ans lorsqu’en 1943, il trouve un pistolet dans une forêt des Abruzzes et s’interroge : « Tuer un ou plusieurs nazis avec ce pistolet a-t-il un sens  » ? Ne vaut-il pas mieux réfléchir à un « plan bien organisé » pour « les empoisonner tous » ? Cette solution, au demeurant, est-elle en mesure d’ « extirper la graine du mal » ? Le pistolet finit dans un lac. La violence n’est pas une façon appropriée d’agir sur ce qui cause le malheur des hommes, pour Danilo Dolci, que le risque d’être mobilisé a précipité, « horrifié devant l’hypothèse d’être obligé de tuer et encore plus de devoir le faire du côté des nazis », dans la résistance au fascisme mussolinien.

Danilo Dolci est né en 1924 dans la région de Trieste. Il grandit en Italie du Nord, entre le catholicisme magico-sentimental de sa mère slovène et le pragmatisme laïc de son père cheminot, qui considère que le monde est tel qu’il est et qu’on ne peut pas le changer. Alors que leur enfant se demande comment mettre en acte les préceptes contradictoires qu’on lui inculque, une même conception de l’éducation réunit ses parents : punitions et châtiments corporels jalonnent sa jeunesse. La lecture des classiques et de l’histoire des religions est un refuge. Avec la poésie, il s’évade. Cependant, le scoutisme paramilitaire dont il fait l’expérience nourrit son aversion pour un régime qui souhaite « réorganiser la jeunesse d’un point de vue moral et physique ».

Après la guerre, bac de géomètre en poche, Danilo Dolci étudie l’architecture. Voilà une occasion de façonner, littéralement, un autre monde. Et de donner un sens à son existence. Mais va-t-il « produire des maisons pour ceux qui en ont le moins besoin »  Travailler normalement le jour, aider les nécessiteux le soir  Danilo Dolci abandonne sa thèse, quitte l’université. Il rejoint Nomadelfia – nous sommes en 1949 –, une communauté, fondée sur les principes du communisme chrétien, où sont pris en charge un millier d’orphelins. Les décisions sont discutées en commun, les activités équitablement distribuées, les travaux manuels et intellectuels également considérés. Dolci s’y accomplit pendant deux ans, heureux de cette vie de partage et de coopération, exempte de relations verticales, sans patrons ni propriété privée ni argent. Il est dans l’action, dans le faire ensemble. En cohérence avec ses intuitions. À deux doigts d’une phase mystique où son corps, son âme et le Saint-Esprit ne feront bientôt plus qu’un.

Le « nid chaleureux » où il officie, sans prise sur la vie politique et sociale de ses contemporains, finit toutefois par le laisser insatisfait. Il revient sur terre. Il est temps de penser au « reste du monde ». Danilo Dolci rallie Trappeto en février 1952, un village de pêcheurs sicilien situé à quarante kilomètres de Palerme, dans une zone où sévissent misère, analphabétisme, chômage, mafia et carences de l’État. Sur ce territoire oublié du sud de l’Italie, c’est d’abord en prêtre-ouvrier qu’il partage le quotidien des habitants. Leurs problèmes les plus urgents peuvent se résoudre, pense-t-il, à condition de les comprendre et, pour cela, de les vivre personnellement.

L’année de son arrivée, la mort d’un enfant victime de malnutrition le conduit à décider d’un jeûne. « Avant qu’un autre enfant ne meure de faim, c’est moi qui veux mourir. Je ne mangerai plus jusqu’à ce que trente millions [de lires] qui serviront à secourir les plus nécessiteux me soient parvenus. » Son action, qui accuse le différentiel de développement entre le Nord et le Sud du pays depuis son unification, déclenche une vague de solidarité et contraint les autorités à réagir. Des travaux d’assainissement sont réalisés, des routes sont construites, une pharmacie ouverte. Ce n’est qu’un début. Le « Gandhi sicilien », comme on le désigne désormais, multiplie les initiatives.

Son premier chantier, à Trappeto, est de contribuer à la création d’un centre d’hébergement destiné aux orphelins, aux enfants de détenus et de fugitifs, aux chômeurs, aux parias. S’ensuit la fondation d’une « Université populaire » visant à lutter contre l’illettrisme, éduquer les ouvriers agricoles mais aussi offrir aux damnés de la terre des concerts de musique classique. Entre deux virées « sur le continent » pour récolter des fonds, Dolci dénonce la corruption, le « banditisme maritime » qui prive les pêcheurs de moyens de subsistance, l’inaction des responsables politiques. Puis, laïcisant son approche, il se fait sociologue, réalise ses premiers livres-enquêtes, des monographies qui documentent la situation sociale, culturelle, économique et morale de la tragédie sicilienne et participent à interpeller l’opinion publique.

En 1955, son action se déploie depuis Partinico, une ville de 25000 habitants où le collectif qu’il a mobilisé réclame l’application du « droit au travail » que la constitution italienne est censée garantir à tous. Des grèves de la faim, collectives cette fois, se succèdent. L’idée d’une « grève à rebours » (ou grève à l’envers, ou grève inversée) est lancée : puisque la grève est le moyen de protester des travailleurs, le moyen de protester des chômeurs n’est-il pas de se mettre au travail  La première tentative, qui voit quelque 150 chômeurs s’engager dans la réfection d’une route défoncée, est stoppée par les carabiniers, dans l’indifférence générale. La seconde, en février 1956, se conclut par l’arrestation de Dolci et de plusieurs de ses compagnons. Victoire  « Obstruction », « occupation illégale d’un terrain appartenant à l’État », « outrage à agent » : les charges qui pèsent sur des accusés dont le crime est d’avoir voulu travailler provoquent un tollé dans tout le pays. Le procès devient celui des autorités. Des autorités préférant investir dans la répression policière plutôt que dans l’éducation. Des autorités peu soucieuses, par ailleurs, de protéger les Siciliens de la mafia.

Bertrand Russel, Jean-Paul Sartre, Ernst Bloch, Carlo Levi : les mésaventures de Dolci et de ses amis mobilisent en leur faveur de prestigieux soutiens. Aldo Capiniti, le « Gandhi italien », voit dans l’œuvre de son alter-ego sicilien une bienheureuse synthèse des enseignements du Mahatma, du socialisme et de la nécessité d’une « révolution ouverte ». Danilo Dolci est pour Erich Fromm un « saint sans auréole », pour Aldous Huxley un « saint laïque » – arguments qui ne sont pas les préférés de Lanza del Vasto : « Nos vues diffèrent sur presque tout, autant que nos personnes et nos manières… Le souffle spirituel et religieux est très insuffisant chez lui et autour de lui », commente le patriarche venu le soutenir, admiratif quand même de sa capacité, « pour la première fois en Europe », à « faire prendre le jeûne à des villages entiers ».

Des volontaires affluent en Sicile. Pour aider, pour apprendre, pour que plus rien ne soit comme avant. En 1958 est ouvert un « Centre d’étude et d’initiatives pour le plein emploi », puis quatre autres. Des équipes d’agronomes, d’assistantes sociales, de médecins, de techniciens quadrillent le territoire. Ce dispositif s’accompagne d’un travail de « conscientisation » proposant à chacun, par le dialogue et la pédagogie, d’identifier ses ressources, de s’en saisir, de les valoriser. Un travail d’ « empowerment » des exclus et une méthodologie qui fait écho, à partir des années 70, à l’action de « praticiens de l’émancipation » tels Saul Alinsky, Paulo Freire (avec qui Dolci dialogue) ou encore Joseph Wrezinski, le fondateur d’ATD-Quart monde.

Leitmotiv de ce combat non-violent qui s’étend sur une vingtaine d’années : l’appel à la construction d’une digue, sur le fleuve Jato, susceptible de permettre l’irrigation du territoire et l’emploi de milliers de travailleurs. Le projet finit par voir le jour à la fin des années 60. Non sans que sa gestion démocratique aille de soi, non sans que de nouvelles batailles soient nécessaires. Non sans que la poursuite de cet objectif concret, précis, atteignable et finalement atteint, ne draine au passage quantité de mobilisations permettant à la société civile de sortir de la violence, de prendre son destin en main et transforme, dans tous les sens du terme, la physionomie sicilienne.

Lutte contre le gaspillage, contre la mafia, campagnes contre la guerre du Vietnam : Danilo Dolci reste au cœur de l’activisme politique pendant encore une décennie, avant de resserrer son engagement sur les questions sociales et éducatives, en quête d’une démocratie vivante où les rapports de force ne dégénèrent pas en violence ni les rapports de pouvoir en rapports de domination.

Bibliographie : 

Aldo Capitini, Danilo Dolci et la révolution ouverte, Paris, Desclée de Brouwer, 1957, 135 p.

James McNeish, Le combat de Danilo Dolci, Paris, Stock, 1965, 280 p.

Ouvrages de Danilo Dolci :

Enquête à Palerme, Paris, Julliard, coll. Les temps modernes, 1957.

Gaspillage, Paris, Éditions Maspero, 1963.


Article écrit par David Berrué.

Article paru dans le numéro 206 d’Alternatives non-violentes.