Même pas peur ? L'engagement non-violent face au risque de mort

Auteur

Christian Robineau

Année de publication

2023

Cet article est paru dans
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L’être humain est horrifié par la certitude de sa propre mort, pourtant irreprésentable. Comment l’action non-violente peut-elle se développer, non dans le déni de cette peur de la mort, mais en dépit d’elle ?

On a vu, je vous l’assure, des gens ordinaires acheter du pain chez leur boulanger. Mais quelles raisons peuvent-elles bien les pousser à une telle extrémité ? … Chacun admettra que la question semble incongrue, tant l’acte nous paraît banal et donc la réponse, évidente. Essayons autre chose : on a vu des gens ordinaires s’engager dans une action non-violente au risque d’y mourir, voire en ayant la certitude qu’ils allaient y laisser leur vie. On raconte même que certains choisissent de mourir plutôt qu’être amenés à tuer. Comment est-ce possible ?  … Le simple fait que, cette fois-ci, l’évidence soit non dans la réponse mais dans la nécessité même de poser la question éclaire l’enjeu sous-jacent : pour le sens commun, il est tout sauf normal d’imaginer risquer ou choisir sa propre mort plutôt que la mort de l’autre.

L’hypothèse explorée dans les lignes qui suivent fait de la peur de la mort l’un des ressorts de cet impensable.

La mort de soi-même, certaine et pourtant irreprésentable

Que l’on emploie pour la théoriser les termes d’instinct de survie, pulsion d’autoconservation ou d’autres encore, l’idée générale est celle-ci : dans une situation conflictuelle, d’une part, l’être humain se débrouille pour ne pas mourir et, d’autre part, il montre une propension manifestement peu amicale, non systématique mais passablement répandue, à privilégier sa propre survie sur celle des autres. Et ce, quitte à ce que le prix de ladite survie soit la mort de ses adversaires – voire celle de ses proches. Une explication communément admise de cette tendance réside dans une contrainte de l’espèce, cette dernière étant supposée protéger sa pérennité en empêchant ses membres de s’autodétruire. La contrainte sociale viendrait renforcer la précédente par l’interdit de tuer et, dans une moindre mesure, de se suicider. Mais, visiblement, elle se montrerait un poil moins performante que la première dans les situations impliquant un choix entre mourir et occire son prochain… Quoi qu’il en soit, la peur de sa propre mort constituerait pour chaque être humain un outil au service de la survie de l’espèce (ou, si l’on préfère une version moins téléologique, un affect qui, quelles que soient ses origines, a pour effet de favoriser cette survie).

Chez les premiers hommes, la conscience de la mort naît de la vue traumatique du cadavre en décomposition. Les sépultures (les plus anciennes que l’on ait retrouvées sont néandertaliennes et datent d’il y a cent mille ans) sont notamment destinées à protéger les survivants de la contamination des corps pourrissants. Cette conscience de la mort surgit également lorsque les humains constatent douloureusement la disparition de leurs proches. Les rites funéraires visent ainsi, entre autres fonctions, à apaiser le tourment des vivants.

Mais il est une incommensurable distance entre la conscience de la mort en général et l’acceptation de la sienne propre : « C’est que la mort-propre est irreprésentable et aussi souvent que nous en faisons la tentative, nous pouvons remarquer qu’à vrai dire nous continuons à être là en tant que spectateur. […] Personne au fond ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même : dans l’inconscient chacun de nous est convaincu de son immortalité. »

Pour se défendre de la certitude à la fois impensable et terrifiante de leur finitude individuelle, les humains ont créé deux mythes, parfois mêlés l’un à l’autre. Premièrement, celui du double qui survit à la mort physique du corps et qui peut s’avérer protecteur ou, le plus souvent, maléfique. Deuxièmement, la mort-renaissance, qui, sous les espèces de la réincarnation ou de la résurrection, voit mort et vie se succéder l’une l’autre en un cycle perpétuel. Avec le développement des religions, la notion d’âme, autonome à l’égard du corps physique et immortelle, prolongera et supplantera celle du double. Les religions du Salut seront celles dont les dieux se voient conférer le pouvoir de ressusciter leurs fidèles.

Résumons : l’être humain sait qu’il va mourir, mais ne peut se résoudre à sa propre fin (à la fois inacceptable et irréductiblement hors de toute possibilité de représentation). Il ne lui reste plus ainsi qu’à se rêver immortel : l’immortalité, elle, au moins, est représentable – et de ce fait moins angoissante.

Peur, oui, mais de quoi ?

De quoi l’individu – et particulièrement celui engagé dans une action non-violente – a-t-il peur lorsqu’il a « peur de la mort »  Dans un contexte politique où l’adversaire utilise des moyens violents, ce peut être d’abord de la manière selon laquelle la mort va survenir : blessures, tortures, mutilations, souffrances plus ou moins longues et intenses, la gamme des abominations potentielles peut suffire à en effrayer plus d’un. Il s’agit donc ici de la peur de quelque chose de connu, au moins a minima (la souffrance), mais pas de la mort elle-même qui, par définition, reste inconnaissable. À deux réserves près : d’une part, on l’a vu, les croyances, en particulier religieuses, possèdent justement pour fonction essentielle de produire à volonté des représentations de l’inconnaissable. La peur dépendra donc ici pour le croyant de ce que la croyance lui fournit en matière d’au-delà : paradis, enfer, c’est selon. D’autre part, si la mort propre est irreprésentable en dehors de la croyance, il demeure possible de se représenter, par anticipation, l’effet qu’elle aura sur d’autres : « Mourir c’est cesser d’aimer et d’être aimé, […] arracher aux proches celui (soi-même) dont ils ont besoin, auquel ils tiennent (c’est du moins la conviction de celui qui envisage sa disparition). La représentation de sa propre mort quand elle semble imminente, c’est un deuil anticipé et le plus radical. » Et l’identification aux proches potentiellement meurtris par le sentiment d’abandon n’est pas forcément la moindre source de frayeur. Last but not least (enfin et surtout) reste peut-être la peur la plus térébrante, celle qui s’éprouve justement devant ce caractère absolument inconnaissable de la mort.

Le groupe contre la peur

Compte tenu de ce qui précède, on ne s’étonnera pas de trouver, parmi les témoignages d’acteurs de la non-violence confrontés au risque – ou à la certitude – d’une mort prochaine et témoignant d’une forme de « victoire » sur la peur de la mort, une part non négligeable de croyants. Ainsi de Franz Jägerstätter, paysan autrichien catholique exécuté par les nazis le 9 août 1943 pour « démoralisation des troupes » : invoquant sa responsabilité individuelle de soldat, il refuse, après un premier temps sous les drapeaux, d’être réincorporé au profit potentiel d’une victoire d’Hitler. Dans les lettres écrites peu avant d’être guillotiné, il compare à plusieurs reprises le sort qu’il encourt à la Passion du Christ et justifie son choix de risquer la mort plutôt que le meurtre : « N’est-il pas plus chrétien de se sacrifier que d’être obligé, pour sauver sa propre peau pendant quelque temps, d’en assassiner d’autres qui ont pourtant bien le droit de vivre sur terre  » Ainsi également de Martin Luther King qui, informé de la préparation d’attentats contre lui, entend une « voix intérieure » divine rassurante, ou en vient à admettre qu’ « au bout d’un certain temps, quand votre vie est plus ou moins constamment menacée, vous finissez par accepter avec philosophie l’idée de la mort. »

Dans une veine plus philosophique que religieuse, Jean-Marie Muller soutient que, dans la logique de la non-violence, « la peur de la mort devient […] la peur de la mort de l’autre. La transcendance de l’homme, c’est cette possibilité de préférer mourir pour ne pas tuer que de tuer pour ne pas mourir, parce que la dignité de sa vie a plus de prix à ses yeux que sa vie elle-même. »

Pour être également fondé sur la notion de dignité, le choix peut se montrer moins radical et davantage déterminé par les circonstances politiques, ainsi que le suggère cette militante du mouvement de révolte iranien de 2022 : « […] je ne vois pas ce que je ferais d’autre que de continuer à me battre […]. […] il faut bien avouer que la mort n’est pas une perspective si terrible, pour qui n’a rien à espérer de la vie. Autant dédier ce qu’il en reste à défendre un projet qui la rendrait à nouveau digne d’être vécue. » On mesure à quel point une telle acceptation du risque de mort, ouvrant sur la potentielle construction d’un avenir meilleur, se différencie par exemple de la mort activement recherchée dans une perspective nihiliste par la génération djihadiste qui a éclos dans les années 1990.

Une constante se dégage de ce qui précède : le risque de mourir pour ne pas tuer ne se prend pas dans la solitude. Si la décision d’ « y aller » ou non demeure individuelle, si le courage est une virtualité qui peut ou non s’actualiser selon les circonstances, il se construit collectivement : projet politique partagé, foi commune, éthique philosophique, appartenance culturelle, etc. constituent pour chacun autant de composantes groupales du cadre psychique interne indispensable pour agir, dans le meilleur des cas, non dans le déni de la peur de la mort, mais en dépit d’elle.

Encadré : Martin Luther King s’explique…Comme presque tous les États-uniens, Martin Luther King possédait une arme à feu. Pendant cette période d’attentats et de menaces de mort, il se pose des questions : « Comment pouvais-je prétendre être l’un des responsables d’un mouvement non-violent et en même temps utiliser des armes à feu pour ma protection personnelle ? Coretta et moi avons discuté de la question pendant plusieurs jours et finalement nous sommes convenus que les armes ne résoudraient rien. Aussi nous sommes-nous débarrassés de la seule que nous possédions. […] J’avais beaucoup plus peur à Montgomery lorsque je possédais une arme à feu dans ma maison. Le jour où j’ai décidé que je ne pouvais pas la conserver, je me suis trouvé face à face avec la question de la mort et je me suis accommodé. À partir de ce moment-là je n’ai plus eu besoin d’une arme à feu et je ne me suis plus senti effrayé. Si nous avions été obsédés par la question de ma sécurité, nous aurions perdu notre esprit d’offensive et nous serions tombés au même niveau que nos oppresseurs. » Martin Luther King, Autobiographie. Textes réunis par Clayborne Carson, Paris, Bayard, 2000, p. 169.

 

 


Article écrit par Christian Robineau.

Article paru dans le numéro 206 d’Alternatives non-violentes.