Auteur

Hervé Ott

Année de publication

2023

Cet article est paru dans
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Tout mouvement de résistance à des injustices profondes implique des risques, dont celui de mourir, dus à une répression potentiellement violente des puissances contestées. Le risque de mourir en tant que « résistant·e », même non-violent·e, peut être vu comme un sacrifice ou comme un don de soi. Cet article apporte des éléments pour distinguer ces deux perspectives.

Tout mouvement de résistance à des injustices profondes implique des risques, dont celui de mourir, dus à une répression potentiellement violente des puissances contestées. Le risque de mourir en tant que « résistant·e », même non-violent·e, peut être vu comme un sacrifice ou comme un don de soi. Cet article apporte des éléments pour distinguer ces deux perspectives.

Le discours sur le sacrifice de sa vie, ou de quelque chose de soi, est présent partout, que ce soit sous forme de valorisation ou de refus. Par exemple ne pas « sacrifier » sa carrière au détriment de l’éducation de ses enfants, ou « sacrifier » sa vie de famille, des congés, au nom d’un idéal, d’une cause. De même lorsqu’il s’agit de métiers au service des autres (pompiers, secouristes, policiers, militaires) où il y a des risques de mourir. En héros  C’est encore le cas de militants extrémistes, morts dans des attentats où ils se sont fait exploser pour tuer le plus de monde possible (des martyrs ), à la suite d’une grève de la faim, dans un suicide de protestation ou encore comme kamikazes.

Quoi qu’il en soit, cette notion de « sacrifice » fait appel, pour des croyant·es ou pour des militant·es, à quelque chose de transcendant : un idéal, une cause, quelque chose qui s’imposerait et nécessiterait une réconciliation ou les protégerait d’un déshonneur. La notion de sacrifice se retrouve aussi chez de grandes figures de la non-violence, dont Gandhi, qui voulait « combattre le mal » .

Le sacrifice comme mensonge pour justifier la violence

Les travaux ethnologiques et anthropologiques de René Girard, à partir des mythes et des systèmes religieux, ont montré que le sacré a pour fonction universelle de « réguler » la violence humaine, et que les sacrifices rituels sont censés prévenir des crises violentes. Ainsi le sacrifice requiert une ou plusieurs personnes coupables (de la crise), une divinité qui réclame cette mort pour se réconcilier avec les humains, des prêtres qui sacrifient et le peuple qui approuve, voire participe directement à la mise à mort – lynchage, lapidation.

Chez les chrétiens, l’expression « se sacrifier » est très tardive (à partir du XVIIe siècle). Elle relève d’une interprétation sacrificielle de la mort de Jésus sur la croix, à rebours de tout le message évangélique qui affirmait sa totale innocence au regard de la violence. Cette vision a été défendue par R. Girard, puis, sous l’influence du théologien catholique R. Schwager, R. Girard a défendu la différence entre un « sacrifice meurtre » et un « sacrifice par amour » comme réinterprétation de la crucifixion. Aujourd’hui, ses disciples sont divisés sur cette distinction nouvelle.

En résumé, dans la perspective sacrificielle, la violence châtie les coupables, le mal est d’origine divine. Pour Girard, cette perspective relève de la « méconnaissance » de processus humains cachés qui conduisent à un emballement de la rivalité mimétique. Pour justifier cela, il faudra des dogmes âprement défendus et des procédures d’exclusion. Que ce soit dans une Église, une secte, un parti, ce sont les mêmes logiques idéologiques qui sont à l’œuvre comme système fermé d’idées et de doctrines. De fait, toute institution, dont l’État, qui a pris le relais des religions, développe une logique sacrificielle dans la gestion (monopolistique) de la violence interne (maintien de l’ordre, exclusion économique) ou externe (guerre). La lente création d’un système judiciaire et l’abolition de la peine de mort ont permis d’évoluer vers une alternative à la logique sacrificielle, avec des procédures contradictoires et transparentes pour débattre de la culpabilité réelle et limitée des personnes jugées.

Se sacrifier au nom de… ?

Ainsi, même choisi, le sacrifice de soi, de ses biens, de sa carrière – voire de sa vie, dans une guerre ou pour une cause révolutionnaire –, reste suspect d’une forme de soumission à une contrainte transcendante. Le motif caché de cette soumission peut relever d’une culpabilité inconsciente : dans la logique sacrificielle, la victime est coupable  Car les processus sacrificiels institutionnels ou inconscients provoquent de la violence et de la mort (révolution, terrorisme, même au nom de la justice). Quand « je sacrifie » mes relations à ma carrière, à ma militance, au nom d’un idéal, d’une cause, d’une gloire à venir, cela impacte les personnes victimes de mon choix et une partie au moins de mes propres besoins fondamentaux. Et ce choix risque de culpabiliser celles et ceux qui ne se sentiraient pas redevables de mon sacrifice.

Donner sa vie ?

Mais alors comment distinguer « donner sa vie » et « sacrifier sa vie »  C’est probablement ce rapport à la culpabilité qui fait la différence. Quand je donne quelque chose, est-ce par générosité, par amour, gratuitement, ou en attente d’un retour, d’un gain, d’une gloire  Si je prends le risque de mettre ma vie en danger (secourir une personne qui se noie, ou des personnes prisonnières de flammes, entamer une grève de la faim par solidarité avec des victimes d’injustices, refuser de parler sous la torture pour protéger d’autres personnes, etc.), c’est pour venir en aide à des personnes en danger de mort. Si je prends le risque de mourir, par compassion pour des personnes, c’est parce que la souffrance qu’elles subissent m’est insupportable au regard du sens que je donne à ma vie en relation avec mes contemporains. Compassion vis-à-vis des victimes et néanmoins respect des persécuteurs, ce qui me permet de développer une solidarité non-partisane. Parce que prendre le seul parti des victimes, par solidarité avec elles, revient encore à sacrifier leurs persécuteurs 

Il y a dans « donner sa vie » quelque chose qui relève de la relation à tous ses contemporains, sans distinction, plutôt qu’à des buts ou des idéaux. Défendre une position intransigeante dans une grève de la faim, la victoire ou rien, en la poursuivant jusqu’à la mort, revient à vouloir imposer sa position et refuser un compromis qui tienne compte de certaines avancées, jugées toujours insuffisantes. Or la recherche du compromis est l’âme d’une démarche qui se réclame de la non-violence. Le refus du compromis relève d’une conception sacrificielle selon laquelle il n’y aurait qu’une seule vérité ou justice. C’est ce qui se passe quand on confond les valeurs qui fondent la vie en société avec des buts à atteindre ou des idéaux à réaliser, pour justifier son existence ou ses ambitions. Or, l’idéal transcendant devient inhumain dès lors qu’il interdit de tenir compte de la complexité des personnes et des mentalités. Combien de révolutions se sont terminées en terreur et en sacrifices multiples 

Si je donne ma vie, c’est pour mes contemporains, au nom de valeurs censées protéger leur vie 


Article écrit par Hervé Ott.

Article paru dans le numéro 206 d’Alternatives non-violentes.