Mohsen Sazegara, de Khomeini à Gandhi

Auteur

David Berrué

Année de publication

2023

Cet article est paru dans
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David Berrué, militant écologiste, professionnel du tourisme sportif, chargé de mission au Man dans les années 2000.

Mohsen Sazegara est ingénieur mécanicien de métier, formé à la prestigieuse Université de technologie Sharif à Téhéran. 

Mohsen Sazegara est ingénieur mécanicien de métier, formé à la prestigieuse Université de technologie Sharif à Téhéran. Dans les années 70, il est parmi les leaders du mouvement étudiant contre le Shah et doit s’exiler aux États-Unis. En 1979, il rallie Khomeini, qui séjourne en France après 13 années d’exil en Irak. Il devient son attaché de presse, fait partie du vol qui ramène l’ayatollah en Iran lorsque la révolution islamique triomphe, participe à la création du Corps des gardiens de la révolution, « armée populaire » initialement chargée de défendre les « acquis » de la révolution. Sazegara dirige ensuite la radio nationale iranienne durant deux ans et joue un rôle politique de premier plan. Tout au long des années 80, il est ministre ou vice-ministre chargé de l’industrie, de la planification, du budget.

Sa foi dans la révolution iranienne ne résiste pas à la guerre qui oppose, pendant près d’une décennie, son pays à l’Irak. La vie politique iranienne se militarise. Le pouvoir du clergé chiite se renforce. Les personnalités modérées sont marginalisées au profit des partisans d’une ligne exclusivement religieuse. En 1985, Sazegara s’oppose au Conseil des Gardiens de la Constitution, qui veille à la compatibilité des lois votées par le Parlement avec l’islam. Bientôt, alors qu’il dirige le principal complexe industriel national et doit subir un interrogatoire à la prison d’Evin, il prend la mesure des brutalités et des tortures infligées par le régime. Les cris, les plaintes, les souffrances endurées par ses compatriotes emprisonnés le bouleversent. « Est-ce cela que nous voulions créer : ces prisonniers, cette atmosphère, ces interrogateurs qui se prennent pour des agents de Dieu ? » dira-t-il. « J’avais entendu plusieurs choses sur les tortures, les meurtres, les exécutions. Je m’étais dit que les groupes d’opposition exagéraient. »

Sazegara alerte Khomeini. Le directeur de la prison d’Evin est remplacé. Mais, pour l’enfant de la Révolution qui, à trente ans, a tout donné sans compter, quelque chose est brisé. Ainsi qu’il le comprend, le problème n’est pas un problème de personnes mais un problème structurel. À la mort de Khomeini, il décide de ne plus accepter de postes gouvernementaux. Il entame des études d’histoire, relit les écrits du Guide – les slogans anti-occidentaux qu’il avait aimés à 20 ans ne font plus illusion. Le despotisme, réalise-t-il, est forcément au rendez-vous d’une philosophie politique fondée sur l’autorité d’une seule personne, qui plus est investie d’une mission divine. D’autres pays sont passés d’une idéologie religieuse totalitaire à des gouvernements démocratiques laïques : pourquoi pas le sien ?

Avec l’élection d’un président réformateur, en 1997, un vent nouveau souffle justement sur l’Iran. La promesse de Mohammad Khatami d’améliorer le statut des femmes, ses propositions en matière de droits humains, de démocratisation et de réconciliation avec la communauté internationale lui valent le soutien d’une société civile de plus en plus urbaine, jeune et diplômée. La période est favorable à l’émergence d’une presse libre. Le débat sur les fondements religieux du régime n’est plus tabou. Les conservateurs, pour autant, renforcent leur emprise sur l’appareil d’État et bloquent toutes réformes. Sazegara voit les journaux dans lesquels il écrit interdits les uns après les autres. À l’été 1999, les atteintes à une liberté d’expression tout juste éprouvée provoquent la mobilisation, violemment réprimée, des étudiants. Sazegara revient en politique. Il cherche, en vain, à se présenter aux élections présidentielles de 2001 puis appelle à une réforme de la Constitution pouvant garantir à la présidence iranienne de réels pouvoirs.

Son activisme dérange. Ses interventions auprès des étudiants inquiètent. En 2003, ses critiques de la théocratie iranienne lui valent d’être emprisonné pour insulte au Guide suprême. De retour à la prison d’Evin, mis à l’isolement, il entame une grève de la faim, puis une seconde. Son état de santé se dégrade. Il est libéré grâce aux efforts de son comité de soutien, d’Amnesty International, de l’avocate Shirin Ebadi, à qui vient d’être décerné le prix Nobel de la paix, et moyennant le paiement d’une caution de quelque 600 000 dollars. Après qu’il ait été autorisé, l’année suivante, à se rendre en Grande-Bretagne pour y bénéficier de soins médicaux, les charges à son encontre se précisent. Propagande contre le régime, actions contre la sécurité intérieure, relation avec des espions étrangers : il risque vingt années de prison. Il s’exile aux États-Unis en 2005 avec sa femme et son fils.

Continuant le combat, Sazegara milite en faveur d’un référendum visant à changer la Constitution iranienne. Avec Peter Ackerman, cofondateur aux États-Unis du Centre international sur les conflits non-violents (ICNC)[1], il se familiarise avec l’histoire des résistances civiles, prend connaissance des travaux de Gene Sharp. En 2009, lorsqu’en réaction à la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad la société civile iranienne s’insurge, Sazegara en est convaincu : seule l’action non-violente peut aboutir à un changement de régime. Comme en écho à Khomeini dont les discours enregistrés sur des cassettes audio furent diffusés clandestinement dans tout l’Iran, il aménage dans sa cave, en Virginie, un studio depuis lequel réaliser des vidéos à destination de ses compatriotes. Devançant le phénomène des « influenceurs » s’exprimant sur YouTube, il investit les réseaux sociaux. Chaque jour, après un tour d’horizon de l’actualité iranienne, il sensibilise à la dynamique de l’action non-violente et livre des conseils pratiques pour se protéger dans le feu de l’action. D’une durée de 10 à 15 minutes, ses vidéos recueillent une audience significative : 27 500 « followers » sur YouTube, 189 000 sur Facebook, 20 900 sur Twitter.

Relayé en Iran par de multiples réseaux réformistes ou universitaires, Sazegara contribue à l’effervescence et à l’inventivité du « Mouvement vert ». Son modèle est « l’autolimitation[2] » que Solidarnosc sut mettre en œuvre pour tenir le choc face à la répression. Sa boite à outils est l’ouvrage de Gene Sharp De la dictature à la démocratie, dont les téléchargements de la version en farsi passent de 79 à 3487 en quelques semaines. « Nous devons apprendre, soutient Sazegara, à nous opposer au régime, à le paralyser, à l’épuiser, mais aussi à ne pas être tués, ni arrêtés. » Aussi suggère-t-il aux habitants de Téhéran de brancher simultanément leurs appareils ménagers à l’heure du journal télévisé pour provoquer des black-out. Ou bien d’acheter quelques litres d’essence payés en petites coupures, de façon à ce que les files d’attente aux stations-services paralysent la circulation aussi sûrement que des manifestations. Il appelle à boycotter les produits fabriqués par les usines aux mains des Gardiens de la révolution, à la réalisation de « grèves blanches » consistant à se rendre au travail pour n’y rien faire. Il invite les supporters à assister aux matchs de foot habillés en vert, obligeant les autorités à diffuser les rencontres en noir et blanc…

Devenu éminent adversaire du régime islamique, Sazegara n’échappe pas aux critiques venues du camp des opposants. Il n’est pas en première ligne lorsque la répression s’abat sur les manifestants, lui reproche-t-on. Il n’est plus sur le terrain depuis longtemps. La participation du fils du Shah à un front uni des dissidents de la diaspora lui semble légitime. Il n’aurait pas suffisamment remis en cause ses responsabilités gouvernementales passées au sein de la République islamique, réécrivant l’histoire à son avantage. Toutefois, lorsque l’Iran, dix ans plus tard, connait en 2019 un soulèvement consécutif à l’augmentation des prix de l’essence, on le retrouve fidèle à sa conviction que la non-violence et la désobéissance civile sont les principales ressources dont dispose la société iranienne pour en finir avec le régime des mollahs. En 2022, après la mort en détention de Masha Amini du fait d’un voile « mal ajusté » et l’irruption du mouvement « Femme, vie, liberté ! », Sazegara persiste et signe. Alors que des dissensions apparaissent au sein des forces de répression lasses de « tuer leur propre peuple », « la non-coopération, les grèves, le non-paiement des factures et le boycott des biens qui enrichissent les dirigeants » pourraient changer la donne. Et éviter le pire : « Le changement est en route, mais il y a des alternatives dangereuses à une transition pacifique. Par exemple si nous devions avoir une guerre civile en Iran. Ou un État en déliquescence pendant un certain temps, avec toutes sortes d’animaux dangereux sortant du marécage. Comme ce qui s’est passé dans d’autres pays de la région. »[3] 

www.facebook.com/MSazegara

www.youtube.com/adminsazegara

www.sazegara.net

  


[1].  www.nonviolent-conflict.org/

[2].  Choix de moyens d’actions et de revendications dont la modération volontaire peut inciter l’adversaire à diminuer la violence de sa riposte.

[3].  www.nonviolent-conflict.org/blog_post/portrait-of-a-social-media-influencer-of-nonviolent-revolution/

 


Article écrit par David Berrué.

Article paru dans le numéro 209 d’Alternatives non-violentes.