Véronique Guérin, psychosociologue. Auteure notamment de : Crise d’ado, mode d’emploi, Paris, Solar Santé, 2016 ; Le monde change et nous ? (avec Jacques Ferber), Lyon, Chronique sociale, 2007 ; Je pleure ou je tape, le développement relationnel de l’enfant de 0 à 3 ans, DVD diffusé par Étincelle, 2005, disponible sur YouTube ; À quoi sert l’autorité ? S’affirmer, respecter, coopérer, Lyon, Chronique sociale, 2001.
À quoi sert l’autorité ? Telle est la question qui taraude l’auteure depuis son enfance et alimente régulièrement sa réflexion. Elle retrace ici quelques jalons saillants de l’évolution de l’autorité en Occident : l’autorité réduite à son aspect répressif, l’émergence de l’autorité bienveillante puis le glissement vers l’éducation positive. Cette fresque met en exergue des pistes envisageables pour une autorité qui prend soin et ouvre à l’altérité.

L’autorité est d’abord une expérience vécue dans l’enfance, celle d’être soumis.e à une autorité qui limite les comportements. Je me souviens des interrogations que cela soulevait en moi, mais mes questions étaient qualifiées d’impertinentes et recevaient, en réponse, au mieux un soupir exaspéré, au pire, un regard dur et une injonction musclée de me taire.
Toute tentative de faire évoluer les règles était vécue comme une menace. J’étais tétanisée face au courage (la folie ?) d’Oliver, dans le film Oliver Twist (1948), lorsqu’il traverse l’immense salle à manger de l’orphelinat pour demander « Puis-je avoir plus de soupe s’il vous plaît ? ». Je me souviens des visages terrifiants des adultes ulcérés par cette demande et de la punition ultime, le renvoi.
Encore aujourd’hui, je reste étonnée de l’incohérence éducative qui veut, par exemple, enseigner le respect par la violence : « Je te frappe mais tu n’as pas le droit de frapper ». Je me souviens de mes révoltes, de ma solitude, de la peur au ventre, des stratégies de manipulation pour tenter de tracer ma voie envers et contre tout. J’ai appris à sortir en cachette et à mentir avec assurance pour éviter les réprimandes. Je contenais le volcan qui brûlait en moi pour rester en zone protégée. Et sans cesse revenait la question : « L’autorité est-elle condamnée à être brutale et humiliante ? ».
Pour tenter d’y répondre, j’entrepris des études de psychologie et d’éducation spécialisée. Je dévorai des ouvrages qui me confortaient dans l’intuition qu’une autre autorité était possible : Benjamin Spock, Alexander S. Neill, Thomas Gordon, Alice Miller, Benoîte Groult et bien d’autres encore. Je cherchais activement des allié.es pour m’accompagner dans ma quête de sens. Chaque réflexion qui résonnait avec mon intuition me procurait une joie indicible : je n’étais plus seule, je n’étais pas folle. D’autres avançaient sur ce chemin à mes côtés.
La promulgation de lois encourageait également cette réflexion : l’ordonnance de 1945 qui reconnait le besoin de protection des enfants ayant commis un délit ou encore l’adoption par l’Assemblée nationale en 1970 de la loi qui confère l’autorité parentale aux deux parents. Cependant, sur le terrain, les pratiques évoluaient peu, l’autoritarisme et la maltraitance restaient monnaie courante. C’est de ce constat qu’est né mon élan d’écrire un ouvrage pour clarifier l’essence de l’autorité et donner des éléments concrets pour l’exercer. C’est ainsi qu’en 2001, le livre À quoi sert l’autorité ? S’affirmer, respecter, coopérer est publié aux éditions Chroniques Sociales.
Qu’est-ce que l’autorité ?
L’autorité est définie comme « le pouvoir d’imposer l’obéissance » dans l’intention de mettre de l’ordre et de clarifier les devoirs et les droits de chacun·e en fonction de leur place.
Pour avoir voyagé dans des pays où le code de la route est inexistant ou peu respecté, je me souviens que toute mon attention était mobilisée pour faire le bon choix au bon moment, dans une cacophonie de klaxons. Je savoure aujourd’hui la détente qu’apporte une loi juste et adaptée : pouvoir traverser au feu rouge dans un passage protégé, en toute sécurité (ou presque !). Il est parfois reposant d’obéir.
Cette autorité est le reflet d’une vision du monde hiérarchisé. Le pouvoir de l’exercer est conféré à des personnes ayant un statut spécifique, les fonctionnaires de police en l’occurrence. De façon plus large, cette autorité venue d’en haut est appliquée dans tous les domaines de la société pour contenir les comportements qui mettent en danger la personne elle-même, les autres ou les valeurs de la société. Elle permet d’arbitrer des conflits, lors d’un divorce, d’un héritage, d’un conflit de voisinage, évitant ainsi une escalade de la violence.
Cependant cette autorité à sens unique et sans contre-pouvoir est souvent exercée de façon arbitraire ou pour appliquer des lois injustes ou discriminatoires. Elle est de plus en plus décriée car portant en son sein l’abus de pouvoir. Cette posture autoritaire est aujourd’hui qualifiée d’autoritarisme, voire de maltraitance.
La dérive autoritariste
L’autoritarisme s’appuie sur la menace, la manipulation et la punition pour obtenir l’obéissance. Les comportements obtenus peuvent donner l’impression d’un respect, mais reflètent davantage une soumission dans un rapport de forces déséquilibré. Le climat de peur infantilise, parasite les apprentissages et démotive. Il génère de la rébellion et de la résistance passive qui est une bombe à retardement susceptible d’exploser dans les situations où le rapport de forces s’inverse : à l’adolescence, en groupe ou envers des personnes plus vulnérables. Un désir de vengeance sous-jacent qui nourrit des rancœurs tenaces et exclut le pardon. Si l’intention était d’enseigner la non-violence, alors c’est plutôt raté !
Cet ordre n’est obtenu qu’en présence de la figure d’autorité, tel un policier qui nous fait ralentir sur la route. Il peut aussi s’installer dans notre psyché sous forme de culpabilité et de dépréciation. Un jugement intériorisé et omniprésent qu’illustre la phrase « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn » à la fin du poème « La conscience » de Victor Hugo. Comment passer de la culpabilité tournée vers le passé à la responsabilité tournée vers le futur ?
L’émergence de l’autorité bienveillante
Progressivement, la conscience des dégâts de l’autoritarisme et des abus de pouvoir se déploie dans la société. Des lois posent des limites à l’exercice de l’autorité en affirmant les droits des enfants, des femmes, des citoyens, des malades, des détenu·es, etc. Le développement des sciences humaines et plus particulièrement de la psychologie encouragent l’empathie envers les victimes et une prise en charge plus adaptée.
Alors que l’autoritarisme se limite à l’obtention de comportements par l’obéissance, l’autorité bienveillante s’intéresse à l’intériorité de l’enfant qui est invité à exprimer ses émotions et ses désirs. Mais comment adopter une posture empathique lorsqu’on en a soi-même été privé dans l’enfance ? Un père de famille témoignait ainsi son inquiétude : « J’ai toujours cru qu’un bon père devait crier et frapper pour se faire obéir. Quel soulagement d’arrêter de jouer ce rôle… Mais comment je fais maintenant pour éduquer mes enfants ? ».
Pour accompagner l’intégration de l’empathie dans l’autorité, se déploient le soutien à la parentalité et les formations pour les professionnels exerçant l’autorité.
Cette évolution ne se fait pas sans remous : d’un côté des enfants n’ont plus peur de l’autorité, connaissent leurs droits et s’affirment avec véhémence, de l’autre côté, des adultes plus empathiques tentent de faire entendre raison à l’enfant sans employer la force. Le rapport de forces s’inverse et on est en droit de s’interroger : serait-on allés trop loin dans la permissivité ? Cette question est au cœur du débat actuel sur l’éducation positive.
Éducation positive ou autorité bienveillante ?
L’éducation positive vise à encourager les comportements appropriés chez les enfants par leur valorisation plutôt que par des punitions. Elle met l’accent sur l’écoute empathique et la reconnaissance des efforts et des progrès. Caroline Goldman, docteure en psychologie, en dénonce les écueils possibles. Dans son cabinet défilent nombre d’enfants agités, en proie à des troubles du comportement. Choyés jusqu’à la démesure, ils ne manquent de rien mais sont privés de limites éducatives. Cette observation est largement confirmée dans la sphère éducative, mais aussi dans les espaces communs (diners entre ami·es, fêtes, spectacles, etc.) où l’agacement grandit face à ces enfants qui monopolisent toute l’attention.
Serait-ce une invitation à revenir en arrière, nostalgique de ce bon vieux temps où une voix menaçante et le claquement cinglant d’une gifle ramenaient de l’ordre ? Clairement non, car on en paie encore aujourd’hui l’impact délétère : une estime de soi dégradée, le manque d’empathie envers soi et les autres, une rigidité psycho-affective et une créativité en berne.
Interrogeons-nous plutôt sur les ajustements nécessaires à cette autorité émergente qui tente d’intégrer empathie et fermeté. Certes, il est plus ardu de poser des limites à un enfant lorsqu’on est sensible à sa frustration : on aimerait tellement lui éviter de traverser cet orage de colère, cette pluie de tristesse. De plus, son mal-être peut venir réveiller de vieilles blessures et rendre insupportable cette posture d’autorité.
Si l’éducation positive et l’autorité bienveillante partagent des valeurs communes de respect et d’empathie, elles diffèrent sur un point essentiel : l’éducation positive cherche à éviter frustration et sanction alors que l’autorité bienveillante intègre la frustration comme ingrédient essentiel à la maturation de l’enfant.
Éloge de la frustration
Point n’est besoin de frustrer plus que nécessaire, la vie s’en charge : qui n’a pas souhaité voler, s’affranchir de la gravité, revenir en arrière, s’approprier un objet défendu ? Qui n’a pas trépigné d’arriver trop tard, de manquer d’argent, de se voir refuser un emploi ?
La frustration est une expérience temporaire, émotionnellement forte et plutôt désagréable. Elle est fructueuse si elle est à la mesure des capacités physiologiques et cognitives de l’enfant et si elle est accompagnée du soutien d’un adulte compatissant. C’est ce qui la différencie de la souffrance qui est une expérience plus profonde et durable, souvent vécue dans la solitude et sans soutien, comme par exemple le harcèlement scolaire.
Bien que la frustration soit discréditée, elle joue pourtant un rôle crucial dans le développement de l’enfant : elle renforce la confiance en soi, stimule la créativité, favorise la patience et fait place à l’autre. On peut parfois chercher à adoucir la frustration en proposant des alternatives, mais la simple présence de l’adulte permet à l’enfant de vivre ce processus dans son entièreté et d’explorer par lui-même le chemin de l’apaisement. De là, naissent progressivement l’autonomie et la confiance en soi.
Être en posture d’autorité, c’est aussi assumer d’être à l’origine de la frustration : « Éteins l’écran, mets le couvert, va te coucher ! ». Cela nécessite parfois de contenir physiquement, d’accompagner la crise de larmes ou de cris tout en restant calme. Le risque d’exploser est bien présent. C’est dans cette intention de calmer le jeu que Caroline Goldman propose que l’enfant file dans sa chambre !
Cette posture qui intègre empathie et fermeté est une mission presque impossible dans notre société où les parents, et souvent la mère seule, en assument la totale responsabilité. Et si on se laissait inspirer l’inspiration par les tribus premières qui affutent leurs stratégies éducatives depuis des milliers d’années ?
L’autorité : une responsabilité partagée
En 2016, en Guyane, une famille amérindienne m’invite à pécher sur le fleuve Maroni. Expédition à laquelle participent les grands-parents, les parents et deux enfants, Anoki, 9 ans et Kaïna, 5 ans, qui courent, machette à la main vers leur propre pirogue. Dangereux, non ? Il semblerait que je sois la seule à être inquiète. Pêche, cuisson sur le feu, repas… Je me détends et réalise que, depuis trois heures, pas une seule fois un adulte n’a exprimé de la peur, mis en garde les enfants ou même donné un conseil. Quel bonheur !
Je prends conscience à quel point dans notre culture occidentale, les parents ne cessent d’intervenir « Attention, tu vas tomber, pas comme ça, doucement, dépêche-toi ! ». Conseils, critiques, compliments qui parasitent l’expérience de l’enfant et le rendent dépendant du regard et de l’approbation de l’adulte.
Lorsque Kaïna rapporte, toute fière un poisson, sa mère, souriante, lui montre d’un geste le seau où le mettre puis reprend sa pêche. Kaïna s’exécute, regarde avec curiosité les autres poissons dans le seau puis court rejoindre son frère. Personne ne s‘extasie : elle grandit, et grandir, c’est contribuer ! Pas une plainte d’enfant pendant trois heures, pas un « je veux rentrer, il m’embête, j’ai faim ! ». Une maturité qui m’interpelle.
Le temps passe et estompe peu à peu ce souvenir jusqu’à la lecture du livre Chasseurs, cueilleurs, parents de Michaeleen Doucleff, qui résonne avec ce que j’ai vécu en Guyane. Au bord du burn-out parental, cette journaliste scientifique décide de partir séjourner avec sa fille dans des communautés de chasseur·ses cueilleur·ses. De l’éducation maya, elle retient la facilité qu’ont les parents à sortir du contrôle pour favoriser la collaboration. En Tanzanie, les parents hadza valorisent l’autonomie en s’interdisant de donner des conseils. Quant aux parents inuits, ils ne crient jamais, mais se posent à côté de l’enfant en colère, conscients que leur propre calme est la clef de leur maturation.
Ces modèles alliés à des pratiques éducatives plus empathiques offrent une perspective riche pour reconsidérer notre approche de l’autorité. Pour exemple, les habitats partagés offrent un espace d’expérimentation et de mise en pratique de cette autorité bienveillante. La réintégration de la dimension collective allège le poids de l’autorité, apporte du relais et constitue un garde-fou face à l’autoritarisme ou au laxisme.
Ainsi, l’autorité, loin d’être une simple imposition de l’obéissance, devient un processus participatif et inclusif, des graines que l’on sème pour que fleurisse demain une société plus juste où il fait bon vivre ensemble. •