L'impuissance et son contraire

Auteur

Hugo Fourcade

Année de publication

2025

Cet article est paru dans
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Hugo Fourcade, doctorant en sciences de l’éducation et sciences politiques aux laboratoires Laces et Passages à Bordeaux, militant d’éducation populaire.

L’impuissance ne serait-elle pas l’un des sentiments politiques les mieux partagés de notre époque? Les raisons sont aujourd’hui nombreuses de conjuguer le futur à l’impératif de ses pires devenirs possibles. Si l’histoire n’est jamais certaine, notre époque porte avec elle une conjonction de crises structurelles qui rendent l’horizon à la fois imprévisible et menaçant. Quel pouvoir pour l’intervenant sur le terrain de l’intervention sociale?

Lorsque nous projetons les pires scénarios comme inévitables, nous exprimons en réalité un sentiment d’impuissance à propos de leurs prémisses, comme si nous ne pouvions qu’en être des spectateurs désarmés. La résignation, le désespoir, l’angoisse sont alors des sentiments classiques face à des dynamiques collectives qui nous semblent inarrêtables.

Il semble parfois plus facile aujourd’hui d’imaginer un effondrement aux contours flous, que de se représenter une transformation désirée des rapports sociaux. C’est bien que les pouvoirs qui sont à la source de ces problèmes, nous les percevons comme absolus et inaccessibles à notre influence, et que nous ne voyons leur dépassement que par le fait qu’ils s’écroulent seuls.

Qu’est-ce que l’impuissance?

L’impuissance n’est bien sûr pas seulement une représentation, elle est aussi une situation tangible. Si l’on reste dans le domaine historique, de nombreux exemples existent où l’histoire domine concrètement pour le pire et se fait implacable. Où ses dynamiques sont trop fortes et trop structurelles, et le pouvoir de leur résister trop insignifiant. Mais souvent, l’histoire est une bataille ouverte à l’issue incertaine, où l’émancipation parvient à y trouver un chemin ou presque, où des pouvoirs tyranniques qui semblaient indéboulonnables le jour même, s’écroulent peu après.

L’impuissance collective est ainsi la conséquence d’une organisation de la société, d’un rapport de pouvoirs, et aucun pouvoir n’est absolu en lui-même. Toutes les constructions humaines collectives ont leurs contradictions, leurs faiblesses et leurs nécessités, c’est à dire des conditions pour se perpétuer et maintenir leur fonctionnement et leur contrôle. On peut alors tenter de comprendre ces réalités partagées pour chercher à agir dessus. Par principe, toute action humaine, quelle que soit l’étendue de ses moyens, peut toujours être défaite ou transformée par l’action d’autres humains. L’impuissance va donc toujours de pair avec son contraire : la potentialité d’un pouvoir d’agir.

« Tout le monde fait l’expérience de l’impuissance, elle est un vécu élémentaire de l’expérience humaine. » H. F.

Si on se place à une échelle individuelle, l’impuissance est en réalité quelque chose de tout à fait ordinaire et commun. Loin d’être seulement un sentiment, elle constitue une réalité parfois crue, l’expérience d’une limite concrète à notre action, le constat de notre incapacité à imprimer une direction voulue au réel malgré nos efforts, l’échec de l’atteinte d’une projection désirée ou de l’évitement de ce qui était redouté. Tout le monde fait ainsi l’expérience de l’impuissance, elle est un vécu élémentaire de l’expérience humaine.

Les conditions de l’impuissance

Mais si l’impuissance est familière à tous, peut-on avancer que tout le monde l’expérimente de la même manière et aux mêmes intensités ? De nombreux auteurs défendent alors qu’elle est une expérience beaucoup plus forte, récurrente et centrale pour qui subit des inégalités ou est dominé socialement. Saul Alinsky par exemple, l’initiateur du community organizing (organisation communautaire) aux États-Unis dans les années 1930, une méthode non-violente de mobilisation d’habitants de quartiers pauvres autour de problèmes concrets et locaux, rattachait une grande partie de leurs problématiques rencontrées à des situations d’impuissance. Il les dépeint comme le plus souvent isolés et piégés dans un quotidien de survie, sans assez de temps, de recul ou d’énergie pour s’organiser ensemble et élaborer des stratégies ou des perspectives de transformation de leur situation, résultat d’une spirale de contraintes et de résignations. « Les frustrations successives ont pu atrophier la volonté de participer […], les privations les ont fait se retirer dans l’anonymat et la passivité. » « Quand les gens se sentent impuissants, savent qu’ils n’ont pas les moyens de changer une situation, ils ne s’intéressent pas au problème. » Ce n’est qu’une fois qu’ils ont le sentiment qu’ils peuvent provoquer des changements, qu’ils « commencent à penser aux façons de les introduire et à en discuter […]. Ils manifestent alors leurs compétences, posent les questions justes, sollicitent des conseils professionnels et cherchent des réponses ».

Autre exemple, le terme d’empowerment, qui désigne en anglais l’acquisition d’un pouvoir nouveau, fut utilisé pour la première fois dans le sens d’une émancipation individuelle et collective par un mouvement de soutien aux femmes victimes de violences domestiques aux États-Unis dans les années 1970. La militante et travailleuse sociale Susan Schechter décrit ainsi comment ces violences étaient alors largement cachées et privatisées, seulement considérées comme des affaires familiales ou des problèmes individuels. Les femmes victimes se retrouvaient dans un isolement profond et étaient souvent blâmées pour la violence qu’elles subissaient, ignorées des institutions comme la police, la justice ou les services sociaux. Beaucoup ne pouvaient pas s’extraire seules de ces situations de violences subies, par peur des représailles du mari ou du jugement social, par force de la dépendance économique dans lesquelles elles étaient placées, voire par le biais de normes sociales qu’elles avaient intériorisées (pression à rester mariée, sentiment d’être responsable de l’apparition des violences…).

L’impuissance doit ainsi être reliée aux situations concrètes qui la produisent. Plutôt que de renvoyer sans cesse les personnes dominées à leur absence d’engagement, à leurs manques, à ce qu’elles ne font pas ou mal ou ce qu’elles auraient dû faire, on peut suivre l’idée de Spinoza qu’un corps est toujours au bout de ce qu’il peut face à ce qu’il subit. La passivité, l’absence de volonté ne sont pas la cause mais la manifestation de l’absence de pouvoir, dont le fondement est à chercher dans les conditions des personnes, configurations particulières d’empêchements qui entravent leur action et développement. Comme le disait Rousseau : « Aristote a dit que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l’esclavage et les autres pour la domination. […] Il prenait l’effet pour la cause. […] Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir. »

L’enjeu de la conscience

Mais si ce sont les conditions de l’impuissance qu’il faut comprendre et viser, on voit qu’en plus de ses bases matérielles (par exemple une absence de temps disponible ou une dépendance économique), l’impuissance s’appuie aussi sur des représentations de sens des personnes qui la subissent (ce qu’elles pensent de ces contraintes). Le pédagogue brésilien Paulo Freire fit de la conscience et de son lien à l’impuissance un enjeu central des processus d’émancipation. Ayant côtoyé de nombreux paysans pauvres au Chili et au Brésil dans les années 1960 via des actions d’apprentissage de la lecture et de l’écriture, il fut marqué par le fait que beaucoup, au-delà de la résignation, adhéraient aux idées dominantes qui légitimaient leur condition. Pour lui, c’est parce que « l’opprimé » est immergé dans la réalité oppressive que la connaissance de sa situation et la vision de son dépassement possible sont entravées. Du fait qu’il ne se représente pas cette réalité en dehors de lui-même, elle n’est pas seulement une réalité extérieure qu’il subit, mais aussi un univers intime qui le constitue. Cela le pousse à « suivre des normes qui lui sont étrangères », c’est-à-dire qui le desservent et qu’il n’a pas élaborées lui-même à partir de ses intérêts. Il est alors traversé par une « scission intérieure », une contradiction entre son expérience concrète qui par définition lui pèse, et des normes acquises qui empêchent sa remise en question. Subir quelque chose n’est donc pas nécessairement synonyme d’en avoir conscience, d’avoir la possibilité de le mettre en pensées et en mots, ou de faire de cette situation un problème à dépasser.

La conscientisation est alors la possibilité de découvrir les déterminants de sa condition et des possibilités d’action qui y sont liées. Elle est une nécessité de l’action libératrice, qui suppose « un moment nécessairement conscient et volontaire », là où le maintien du statut quo ne nécessite pas cette dimension de la même manière, du fait du fonctionnement mécanique, « inconscient » et « auto-conservateur » de l’ordre social.

Acquérir un pouvoir d’agir

Susan Schechter raconte alors comment au travers de groupes de paroles, les femmes victimes y passaient des sentiments de peur ou de honte, à l’exaltation de constater que ce qu’elles pensaient comme accidentel ou privé dans leur vécu était en fait des réalités largement partagées. Cette conscientisation était couplée à un soutien matériel, comme la possibilité d’avoir accès à un logement refuge pour échapper aux violences, ou au soutien de la communauté ainsi constituée pour de la garde d’enfants ou de la recherche d’emploi. Elles pouvaient ainsi par la suite prendre des responsabilités au sein du mouvement et devenir à leur tour un soutien pour les autres. Alinsky est quant à lui connu pour la mise en place d’actions collectives originales non-violentes, qui fleurtaient habilement avec la frontière de l’illégalité – encombrer en collectif des boutiques des beaux quartiers sans rien n’y acheter, créer des files d’attentes factices dans les toilettes d’un aéroport, etc. Le but de ces tactiques était alors d’obliger les personnalités ou les institutions visées à céder sur certaines revendications de ces mouvements, victoire partielle améliorant la situation concrète des personnes mobilisées et constituant pour elles une expérience encourageante, leur montrant qu’il était possible de transformer des situations subies qu’elles pensaient immuables.

On voit ici comment la restauration d’un rapport à l’action transformatrice ne peut se faire généralement que progressivement et en collectif, par une amélioration croissante des conditions autant matérielles que significatives. Comment provoquer ces transformations, quelles stratégies et tactiques privilégier, quelles conditions empêchantes prioriser, deviennent alors les questions des changements possibles. Des questions nécessaires car l’action transformatrice a tout autant ses conditions de possibilités, ses coûts et ses ressources. Le psychologue québécois Yann Le Bossé parle de « pas proximal » comme première action face à une situation bloquée d’impuissance, aussi petite soit-elle, qui permet d’élargir le champ des possibles, et d’envisager à partir d’elle de nouveaux pas auparavant impossibles. Ceci potentiellement jusqu’à une transformation des conditions les plus structurelles, où l’on participe à donner un sens à l’histoire plutôt qu’à la subir. 

Les extrêmes droites au plan mondial

« Le conservatisme, la réaction ou le fascisme ne sont pas la même chose. Or les courants de pensée dont se réclament les extrêmes droites mondiales ont un caractère si hétéroclite que l’on a parfois pensé qu’il nuirait à une dynamique d’ensemble. Il n’en est rien. Si leurs incohérences ne sont pas rédhibitoires, c’est qu’elles ont en commun une détestation, celle de l’État de droit libéral, dont le moteur se substitue à celui d’un projet de société, de fait introuvable entre elles. [Mais] la convergence des haines se révèle efficace et productive au plan politique. »

Anne Dujin et Marc-Olivier Padis, dans la revue Esprit, no 323-324, p. 37.

Ce qui me mine et ce qui m’anime

Ex-éducateur de rue, puis une carrière dans le milieu associatif. À 75 ans, Christian Prime est actif : AFPS, École des Parents, ATD-Quart Monde. Il nous fait part de ses angoisses et de ses convictions.

Menace climatique, extrême droite, déconfiture de la vie associative, horreur à Gaza, etc. Tout s’est accumulé ces derniers temps – avec un cerveau en surchauffe et une hypersensibilité, je m’en suis rendu malade.

Ce qui me taraude, c’est de vouloir me sentir à ma juste place. Ce qui m’anime est évidemment lié à mon histoire. La relation d’aide, c’est ce qui m’a fait vivre et continue de me faire vivre. Quand j’entends ce jeune, qui s’en est bien sorti, dire en me présentant à un ami : « C’était mon éduc quand j’étais jeune », là je sens que j’ai été utile. Je suis catastrophé aujourd’hui de voir de moins en moins de professionnels sur le terrain. Les travailleurs sociaux visent des postes mieux payés, dans les instances, pour évaluer, planifier, faire des rapports, etc. Mais le jeune qui va mal, il va où? Au CMPP? 6 mois d’attente! En consultation psy? C’est le désert! Cela me mine de voir la faillite du service social! Face à tant de besoins, j’essaie de faire ma petite part. Comme président d’association (Épé, l’École des parents et éducateurs), j’essaie de faire vivre une dynamique, d’apporter de la légèreté, de préserver un ilot de vie qui fait du bien à tous. J’en reviens toujours heureux.

Côté politique, après l’élan de nos premiers engagements, c’est pour moi le désenchantement. Nous savons que nous ne faisons pas le poids face au matraquage médiatique, pourtant, avec ma compagne, nous essayons de faire circuler une autre info référencée, de faire connaître d’autres sources, de décrypter les idéologies dans les discours simplistes. Contre tout espoir raisonnable de faire bouger le monde, nous voulons montrer qu’il y a des gens qui continuent à résister – avec les cercles de silence pour rappeler la condition des migrants sans-papiers, les manifestations du samedi pour un cessez-le feu à Gaza, etc. 

Nous passons aussi du temps avec des gens qui ne vont pas bien. Et pour moi, curieusement, le fait d’accompagner des gens qui vont mourir, c’est apaisant. Ce qui m’anime malgré tout, c’est la foi en l’Évangile qui m’est venue à 10 ans, comme une aspiration à m’ouvrir aux autres (je ne parle pas de l’Église dont je suis loin).

Je tente de trouver la bonne mesure dans mes engagements : je me protège tout en continuant d’agir. Je ne supporte pas le mépris, le fossé entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Je regarde toute personne dans sa dignité : à la bibliothèque de rue, à la Maison Verte. Accueillir, être là, simplement, anonymement; apporter un souffle, c’est petit mais c’est fort!

  1. Voir Saul Alinsky et al., Être radical : manuel pragmatique pour radicaux réalistes, Belgique, Éd. Aden, 2012.
  2. Voir Suzan Schechter, Women and Male Violence : The visions and Struggles of the Battered Women’s Mouvement, Éd. End Press, 1982.
  3. Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, I, 2.
  4. Cf. Paulo Freire et al., La pédagogie des opprimés, Marseille, Éd. Agone, 2021 (1968).
  5. Voir Yann Le Bossé, Sortir de l’impuissance : invitation à soutenir le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités. Tome 1 : Fondements et cadres conceptuels, Québec, Éd. Ardis, 2012.

     


Article écrit par Hugo Fourcade.

Article paru dans le numéro 217 d’Alternatives non-violentes.