Malika Peyraut, porte-parole de l’association Alda, née au Pays Basque.
Qui dit crise ne dit pas apathie. Illustration avec deux exemples basques : l’histoire singulière du syndicat ELA, restructuré pendant la période franquiste et qui deviendra le premier syndicat du Pays Basque sud, avec une identité ouvrière, anticapitaliste, écologiste, anti-raciste et transféministe, et celle, plus récente, de l’association Alda, née au Pays Basque nord pour défendre les habitants des quartiers et milieux populaires. Ces deux entités tordent le cou au défaitisme, dans deux contextes différents mais avec des enseignements communs.
ELA : de la clandestinité à la majorité
En 2023, le syndicat ELA basé au Pays Basque sud (côté espagnol) remporte dans l’entreprise de distribution pharmaceutique Novaltia la grève la plus longue d’Europe : 3 ans et 8 mois. Alors que le territoire ne représente que 5 % de la population espagnole, ELA concentre 50,36 % des grèves menées dans l’État espagnol. En plus de son impressionnante force de frappe, c’est également sa capacité à rassembler qui marque : le syndicat compte aujourd’hui 104 000 adhérents, soit presque 10 % de la population salariée en activité du territoire. Si l’on rapportait ces chiffres aux ratios français, c’est comme si la CGT comptait en France plus de 2,5 millions d’adhérents, et ce pour un syndicat ouvrier affirmant – congrès après congrès – son positionnement anticapitaliste, transféministe, écologiste, anti-raciste et radical.
La maxime du poète Hölderlin, reprise par Edgar Morin, « Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve », ne pourrait pas mieux s’illustrer qu’avec l’exemple du syndicat ELA. À sa naissance en 1911, il se situe initialement dans la doctrine sociale de l’Église et l’harmonie des classes (plutôt que la lutte des classes). Pendant ses deux premières décennies, le syndicat se développe autour d’une ramification d’activités (travail syndical mais aussi coopératives, mutuelles professionnelles, aide humanitaire, etc.) et compte environ 50 000 membres lorsque survient le coup d’État militaire de Franco et la guerre civile. ELA s’engage alors dans la défense de la démocratie : nombre de ses membres meurent au front ou seront fusillés, les autres condamnés à la prison, l’exil ou le silence. C’est dans ce contexte de totale clandestinité, alors qu’être surpris avec un polycopié de Marx est passible de fusillade, que s’organisera non seulement la survie de l’organisation syndicale, mais surtout sa refonte. En pleine dictature, sans les moyens de communication actuels, en petits groupes clandestins, dans un contexte où le franquisme paraissait indéboulonnable, des membres du syndicat vont se former et s’organiser pour esquisser les principes fondateurs qui expliquent son succès enclenché par une mue radicale.
C’est en 1976, un an après la mort de Franco, qu’ELA affirme, à l’occasion de son IIIe congrès, son identité en tant que syndicat national ouvert à tous les travailleurs du Pays Basque – ouvrier, socialiste, internationaliste, indépendant des partis politiques –, et fait plusieurs choix organisationnels déterminants. Le premier : viser l’autonomie économique grâce aux cotisations. Aujourd’hui, elles constituent 93 % du budget d’ELA. Pari considéré comme contre-intuitif à l’époque, ELA fixe une cotisation relativement élevée pour un syndicat ouvrier (elle est aujourd’hui autour de 27 € mensuels). Mais cela lui permet de mettre sur pied une caisse de résistance unique en Europe : lorsqu’une grève est décidée, les grévistes syndiqués se voient verser une indemnisation allant de 105 % à 210 % du Smic. Un moyen de pression considérable face au patronat, qui sait qu’en face de lui les travailleurs peuvent tenir plusieurs mois, voire années de grève.
Autre choix stratégique : le modèle d’organisation confédéral, centralisé pour éviter l’immobilisme (telle branche qui défendrait ses intérêts sectoriels). C’est ce qui a permis à ELA de mettre en place des transformations radicales et de toucher des secteurs précaires généralement peu syndiqués, très féminisés et avec des travailleurs issus de l’immigration : femmes de chambre dans les hôtels, entreprises de nettoyage de rue, etc.
Alda : faire entendre la voix de ceux qu’on n’écoute pas
Même langue, autre contexte : de l’autre côté des Pyrénées, au Pays Basque nord, des militants de la Fondation Manu Robles Arangiz (liée au syndicat ELA qui n’existe pas sous sa forme syndicale au nord) et de l’association écologiste Bizi font un constat. D’une part les structures traditionnelles de solidarité qu’étaient les Églises ou les syndicats ont perdu en importance, sabotées par des années de néolibéralisme ; d’autre part la désillusion, l’impression de déclassement, le sentiment de mépris et d’abandon font le lit des propositions réactionnaires. Les militants font alors un pari : lancer une nouvelle organisation qui redonnerait de la consistance à l’action collective et prendrait pour point de départ les préoccupations immédiates et matérielles des gens. Alda – qui signifie « changer » en langue basque – voit le jour en octobre 2020, en pleine crise du covid, quand les mobilisations sont quasiment à l’arrêt.
Pourtant, en quelques mois à peine, Alda suscite un engouement massif et devient l’une des premières organisations militantes du Pays Basque nord, preuve du besoin qui préexistait. Son journal papier, qui parle de la vie des quartiers, est distribué gratuitement à 41 000 exemplaires dans tous les quartiers populaires du Pays Basque. Des collectifs d’habitants se montent dans plusieurs quartiers du territoire pour élaborer leurs stratégies afin de défendre leurs droits et créer de la solidarité. Dans les permanences d’Alda à Bayonne, Hendaye ou Saint-Jean-de-Luz, des équipes de bénévoles accueillent chaque semaine celles et ceux qui sont confrontés à des problèmes du quotidien, hors monde du travail. En 2024, Alda a ainsi accompagné 900 familles et personnes, avec de nombreuses victoires à la clé.
Ce travail de terrain a donné à Alda des antennes inédites pour capter les tendances de fond à l’œuvre sur le territoire. C’est ainsi que l’organisation a compris que le logement était le premier problème qui touchait les milieux populaires, et a commencé à mener des campagnes sur le sujet. En effet, la valeur ajoutée d’Alda réside dans sa capacité à transformer les batailles individuelles en luttes collectives : lorsque plusieurs personnes sont victimes de la même injustice ou du même problème, une mobilisation collective combinant des outils de plaidoyer, d’actions médiatiques, de désobéissance civile non-violente, de stratégies juridiques, s’organise pour s’attaquer à la racine du problème.
De cette façon, Alda est parvenue en moins de cinq ans à arracher de nombreuses victoires structurelles sur le champ du logement :
la mise en place d’un règlement ambitieux à l’échelle de l’Agglomération Pays Basque, mettant fin à la transformation des logements à l’année en meublés de tourisme permanents type Airbnb ;
l’adoption à l’Assemblée de la loi Echaniz-Le Meur dite « loi anti-Airbnb » ;
l’application de l’encadrement des loyers ;
la mise en place par le Préfet d’un dispositif inédit en France pour lutter contre les baux de location frauduleux ;
l’obtention d’une bourse d’échange des logements dans le parc social ; etc.
« L’espoir est nourri du sentiment que les choses peuvent changer. Alda veille ainsi à souligner les victoires qu’elle obtient. » M. P.
Syndicalisme du quotidien
L’action syndicale classique ou le syndicalisme du quotidien de nos deux exemples ont un même atout : lier défense individuelle des droits et luttes collectives. D’une part, cela permet à des gens qui ne rallieraient pas un mouvement par idéologie, de pousser la porte d’une organisation militante. Ils trouvent alors bien plus qu’une solution à leur problème concret initial : une communauté d’entraide, la preuve par l’exemple de la pertinence de l’action collective, et, à l’occasion d’un tour de bénévolat pour éplucher les patates, des discussions politiques sur le type de changement radical écologique et social qu’il faudrait mettre en place sur le territoire.
D’autre part, cela permet également d’obtenir de nombreuses victoires, puisqu’une grande partie des situations individuelles trouvent des résolutions positives. Or, l’espoir est nourri du sentiment que les choses peuvent changer. Alda veille ainsi à souligner les victoires qu’elle obtient. ELA publie chaque année son annuaire des victoires – une victoire tous les 4 jours en 2022, 114 en 2023. De la personne âgée qui obtient la transformation de sa baignoire en douche, à la famille qui remporte un procès contre son propriétaire abusif, jusqu’au territoire entier qui met fin à la prédation d’une multinationale comme Airbnb, etc. Qu’elles soient petites ou structurelles, ces victoires en construisent une bien plus grande : combattre la résignation et déverrouiller l’idée qu’en s’organisant tout peut changer. •