Auteur

Pauline Boyer

Année de publication

2020

Cet article est paru dans
196.png

Une autre femme tuée par son conjoint, un autre bateau de personnes migrantes naufragé, une autre victime de violences policières, une autre catastrophe naturelle... Ces évènements rappellent perpétuellement aux défenseur·es des droits que leurs batailles n’avancent pas assez vite. Le sablier s’écoule sans que personne ne soit encore parvenu à le retourner vraiment. Les militant·es climat le regardent avec anxiété : chaque grain de sable s’amoncelle sur l’avenir des générations futures, se transformant plus rapidement en ombre qu’en lumière.

L’urgence vitale de la lutte devient une injonction à réussir le plus vite possible. Plusieurs questions en découlent : Quel est l’objectif ? Comment l’atteindre ? La fin justifie-t-elle les moyens ? Les réponses à ces questions sont essentielles pour déterminer comment s’y prendre.

La fin de la lutte

Si la réussite de la lutte est représentée par le sommet d’une montagne, il n’est souvent pas possible d’y grimper en un jour par la pente la plus raide. En France, l’égalité femme – homme est inscrite dans des textes de lois depuis des années sans pour autant avoir entraîné la disparition du sexisme. Les violences sexistes et sexuelles sont encore ancrées dans notre société à tous les niveaux. C’est la collaboration de la majorité de la population à ces violences – par manque d’éducation, par intérêt du système dominant - qui ont permis qu’elles se perpétuent jusqu’à aujourd’hui. Le même mécanisme de collaboration est à l’œuvre dans le maintien des injustices dans nos sociétés. La stratégie de la lutte non-violente est de faire cesser la collaboration (active ou bien souvent passive) de la population aux injustices, pour faire évoluer les lois et qu’elles soient appliquées au quotidien. Elles visent un changement pérenne, à la racine de la société, qui doit donc être désiré et porté par une grande part de la population.

Le radicalo-pragmatisme pour gérer au mieux le temps de la lutte

Cette fin prendra du temps - justement celui que l’on n’a pas - car si une baguette magique permettant de convaincre du jour au lendemain la population et les dirigeant·es d’agir pour faire naître une société juste et soutenable existait, elle aurait déjà été utilisée. En l’absence de cet instrument, la lutte est à considérer dans différentes dimensions temporelles : à court, moyen et long terme. Dès lors, pour gérer au mieux le temps de la lutte, elle est pensée comme un chemin qui, à chaque pas, concilie l’avancée la plus grande possible, celle qui aboutira au changement le plus profond, avec le plus grand nombre de personnes. C’est ce que les militant·es d’Alternatiba appelle le « radicalo-pragmatisme ». « Tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin » nous dit l’adage. C’est avec ce compromis permanent que les luttes non-violentes avancent en posant le socle d’un changement sociétal profond. Ce temps pris pour emmener du monde dans la lutte est du temps nécessaire pour se former.

Renforcement perpétuel de la lutte

Pressée par le temps, l’organisation d’une lutte non-violente recherche l’efficacité considérant l’état des forces humaines, financières et matérielles dont elle dispose, et l’état de conscience de la société. Chaque jour, les actions menées doivent renforcer la lutte dans un objectif de croissance exponentielle des rapports de force et du nombre de personnes engagées. Ainsi, les victoires peuvent être à la fois visibles de l’extérieur mais aussi internes, en terme de structuration du mouvement. Ce temps sert à s’organiser, à former les personnes qui seront capables d’en fédérer des dizaines, des centaines, des milliers d’autres au quotidien et seront prêtes à saisir les occasions d’accélération de la lutte.

Être prêt·es pour saisir les moments d’accélération de l’Histoire

L’histoire n’avance pas de manière linéaire. Lutter demande une capacité de réaction immédiate à l’actualité pour ne pas manquer un temps propice à une action qui ferait avancer la lutte d’un pas de géant. #MeToo, une pandémie mondiale, un crash boursier, des catastrophes naturelles de grande ampleur, une action qui ébranle les piliers du pouvoir en place… ces évènements peuvent provoquer des ruptures dans l’Histoire. En bousculant les repères de la population, ils ouvrent des espaces-temps dans lesquels les changements qui semblaient impossibles auparavant peuvent être mis en place rapidement.1 C’est dans ces temporalités que les mouvements structurés et préparés ont un rôle précieux à jouer de catalyseurs de la mobilisation de la population et de l’opinion publique.

La fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence

« On n’a pas le temps d’être non-violent ». Cette phrase revient parfois dans la bouche de militante·s, suivie de questionnements sur la stratégie de lutte non-violente pratiquée par de nombreux mouvements. Cette phrase voudrait-elle dire que la lutte violente apporterait la solution ? De quels types d’actions, qui ne seraient pas non-violentes selon les critères de Gene Sharp, parle-t-on ?2 En prononçant cette phrase, d’où viennent les mots ? De nos tripes, de notre cœur saignant d’indignation, de nos instincts guerriers de survie ? Les émotions sont le moteur de nos actions et permettent aux luttes d’exister. Pour autant, elles ont pour risque de nous faire perdre en clairvoyance. Les décisions prises au cœur d’une tempête de sable peuvent nous faire prendre des raccourcis qui nous coupent de la base dont viendra le changement. Car même si le sommet de la montagne n’est pas visible, les camps de bases pour y accéder le sont. Comme l’outil et la main d’un artiste façonnent son œuvre, une société en paix, égalitaire et respectueuse des êtres humains et de l’environnement ne pourra se construire qu’en cultivant chaque jour l’égalité et le respect. « L’action humaine a déjà un sens en elle-même et non seulement dans son résultat »3 car elle façonne nos âmes et fait évoluer les consciences individuelles et collectives. 

De par leur nature, leur organisation et leur philosophie, les luttes non-violentes construisent des mouvements résistants, résilients, prêts à s’engouffrer dans une brèche de l’histoire pour l’écrire et accélérer le temps du changement.

  1. La stratégie du choc, p. 11, Actes Sud, Naomi Klein
  2. Gene Sharp est un politologue américain, auteur de nombreux livres sur les luttes non-violentes. Il a établit une liste non exhaustive de 198 actions non-violentes disponible sur le site du MAN et dans le tome II de The Politics of Nonviolent Action (Porter Sargent Publishers, Boston, Ma. 02108).
  3. Dictionnaire de la non-violence, 2014, Les éditions du Relié, p. 226, Jean-Marie Muller

Article écrit par Pauline Boyer.

Article paru dans le numéro 196 d’Alternatives non-violentes.