Le temps passé à s’accorder n’est jamais du temps perdu... Nous risquons sinon de passer des heures dans la gestion de crises houleuses... et que dire du temps nécessaire pour réparer les blessures ?
ÉLISABETH MAHEU est formatrice en régulation des conflits, militante au MAN et membre du Comité d’orientation d’ANV.
MIEUX VAUT PRÉVENIR QUE GUÉRIR
Équipe en campagne électorale, projet associatif... On évoque souvent le manque de temps pour justifier qu’on a oublié de formaliser qui fait ou décide quoi, quand et comment. La belle unanimité de départ autour des « valeurs communes » se fissure inévitablement à l’épreuve des réalités, des sensi- bilités culturelles particulières, de manières de travailler très personnelles, et parfois d’intentions de départ non vérifiées. Si le groupe n’a pas décidé de s’arrêter régulièrement pour que chacun puisse déposer ses petits paquets d’incompré- hension, d’inquiétude ou de désaccords, les tensions finissent par s’accumuler en contentieux qui pourrissent les relations. Certains se leurrent en espérant que les conflits disparaî- tront d’eux-mêmes avec le temps. D’autres se soumettent aux leaders par désir de tranquillité ou pour tenir coûte que coûte les échéances ; mais à force, on aboutit à une relation de dominants-dominés. Quelques-uns se rebellent sans savoir comment transformer leur colère et l’on risque alors le claquage de porte, la démission fracassante et le dénigrement public, voire l’insulte ou le passage à l’acte physique violent. Qui n’a l’expérience d’une crise qui a contaminé durablement l’ambiance et consommé finalement beaucoup de l’énergie qui aurait pu être consacrée à la cause ? Combien de groupes ont payé cher pour comprendre que ces crises sont des manifestations désespérées d’un besoin qui n’a pu être pris en considération en amont ; et pour admettre enfin que le temps passé à s’accorder en amont n’est jamais du temps perdu...
Au fait, on n’avait pas le temps ou on n’avait pas l’envie? Car faire le point sur la qualité de nos relations et de notre fonctionnement, c’est risquer de déplaire, de se fâcher, d’être critiqué ou bousculé. Il s’agit d’exprimer ce qui nous gêne et ce qui ne va plus ; et aussi d’entendre en quoi notre com- portement personnel engendre un malaise... On a peur de souffrir... et on souffre ensuite d’avoir évité les explications franches qui auraient assaini les relations.
UN TEMPS POUR DÉBATTRE ET UN TEMPS POUR DÉCIDER
Les sociétés amérindiennes ou mélanésiennes ont beaucoup à nous apprendre dans l’art de ne pas commencer une conversation dans la précipitation. Dans la menée des réunions, nous gagnons en qualité à ménager un temps d’accueil. Ce n’est que dans un climat de confiance, que le ressenti et le rationnel peuvent se conjuguer au service du discernement. Le temps d’information donne à tous l’accès aux données à analyser ensemble. Le temps du débat, où chaque personne parle à on tour, est suivi d’une pause pour que chacun murisse son positionnement personnel. Et quand les secrétaires de séance soumettent à l’assemblée des options claires, chacun peut consentir, objecter ou proposer des améliorations : partager ces temps-là, c’est déjà partager le pouvoir !
LE TEMPS DE L’AUTRE
Notre rapport au temps est à la fois culturel et psychologique et nos différences en la matière sont souvent sources de conflits. Certains vont très vite en besogne. Un ami nous avouait que son souci d’efficacité pouvait lui faire parfois ou- blier les détours et les subtilités de la démocratie. Merci pour ta franchise, l’ami !
De quoi parlent nos impatiences? Souvent de l’envie mili- tante et louable de faire avancer la cause. Mais elles inter- rogent aussi les limites de notre capacité à faire avec l’autre, à nous écouter pleinement et humblement, à accepter de nous enrichir de ce que l’autre nous apporte d’étonnant, au-delà de nos aprioris. Nous qui aimons être efficaces, nous le serions davantage en prenant le temps de dissiper les malentendus, de formuler des demandes précises et de proposer des solutions créatives et réalistes. Les passages en force, les résignations mortifères et les réunions stériles ne nous font rien gagner de bon.
La question du temps devient souvent cruciale dans la rela- tion entre bénévoles et salariés d’une association militante. Tout chantier chronophage est bien sûr autorisé, cause oblige, mais le temps de travail qui est dû est contractualisé. « Les bons comptes font les bons amis » ou bien « Quand on aime, on ne compte pas »? Le souci est sans doute dans le « on » : qui compte le temps de qui ? Ceux qui choisissent de ne pas compter leur temps ne sont pas en droit de disposer du temps des autres!
PÉTAGE DE PLOMBS ET PAS DE CÔTÉ !
« Il a pété les plombs » : la métaphore décrit bien cette surten- sion émotionnelle, quand trop c’est trop et que le cerveau « court-circuite » ! Il n’est plus temps de discuter. Il devient urgent de respirer et de s’isoler un moment pour éviter la contagion émotionnelle et l’immédiateté de la réplique agressive. Une intervention, civile, saura créer une rupture dans la spirale infernale de la rivalité mimétique, contenir les personnes hors d’elles, c’est-à-dire hors de leur capacité habituelle à réfléchir. Il faut un espace de retour au calme pour comprendre ce qui se passe, et la perspective d’une issue honorable pour accepter de régler plus raisonnablement le problème qui se pose.
Quand on a l’impression d’être coincé dans une impasse, il est parfois plus facile de frapper directement que d’attendre et de sentir monter sa peur... que l’on soit policier ou manifestant. Le vrai courage, c’est d’apprendre à apprivoiser ses émotions et d’accepter de s’en remettre à des procédures collectives de désamorçage. C’est un enjeu capital dans la formation des uns et des autres.
« J’aurais pu le tuer »... Heureusement, le désir et le po- tentiel ne sont pas le passage à l’acte. Nous mesurons là toute la distinction entre agressivité et agression. Grâce à deux commandes respectivement excitatrice et inhibitrice, notre hypothalamus peut ajuster la réponse aux nécessités, via l’interprétation que nous sommes devenus capables de faire de la réalité. Daniel Favre explique cela très clairement dans son livre Transformer la violence des élèves 1. Encore faut- il prendre les quelques secondes nécessaires pour délibérer avec soi-même !
LE TEMPS DE L’ÉDUCATION PERMANENTE
Il faut du temps et de la sécurité pour rompre avec des croyances ancrées depuis la tendre enfance ou même depuis la nuit des temps. Il faut du temps et de la sécurité pour quitter ses réactions réflexes, pour oser se poser et regarder ce qui nous arrive, et c’est souvent plus facile quand on est accompagné par un groupe de parole ou un tiers de confiance. Il faut du temps pour se former et c’est souvent plus facile dans des groupes de pairs où est banni tout jugement moral sur la personne, où le cheminement de chacun est respecté de façon inconditionnelle.
LE TEMPS DE L’ACTION
Tout un mouvement développe actuellement le culte de la lenteur, voire de la paresse, en réaction légitime à une vie sociale trépidante (et imposée ?). Ne confondons pas activité intense et stress. La non-violence nous demande de combattre sans attendre toute injustice. Elle nous invite égale- ment, ici et dès maintenant, à vivre selon nos aspirations profondes, chacun selon les rythmes qui conviennent à son équilibre. Parfois, dans les projets où nous sommes engagés, quand une échéance se rapproche, il nous faut bien courir, mais jamais jusqu’à l’asphyxie. Reprenons notre souffle. La non-violence n’attend pas, mais la non-violence a besoin de temps : hâtons-nous lentement, en organisant nos actions non-violentes, en nous y préparant techniquement et psychologiquement.
Gérer son temps, c’est choisir ses priorités d’urgence et ses priorités d’importance, c’est renoncer à d’autres choses... qui seraient bien aussi. Mais oser choisir, trier, trancher, dire non, cela contribue à apaiser nos conflits intérieurs. Besogner, terminer et parfaire son ouvrage, seul ou avec d’autres, et livrer à temps la production promise, cela participe à la réalisation de soi et à l’estime de soi... Structurer son emploi du temps et éviter la dispersion, c’est aussi gagner du temps pour s’offrir de vraies récréations, pour accueillir l’inconnu qui frappe à notre porte ou le copain qui a besoin d’un coup de main, pour rester disponibles à l’imprévu. Et parfois, l’imprévu, c’est l’épreuve personnelle ou collective qui nous tombe dessus... et nous renvoie d’un coup à l’essentiel : si je n’avais plus qu’un mois à vivre... qu’en ferais-je ?
1. Daniel Favre, Transformer la violence des élèves, Dunod, Paris, 2013, p. 15. Lire aussi Daniel Favre, Ce que la non-violence doit aux neurosciences, Alternatives non-violentes no 187, juin 2016, p. 6.