Cet article analyse comment le mouvement populaire biélorusse tire sa force et sa détermination de la nature même de sa lutte, menée selon les principes d’une stratégie non-violente. 

Graphisme : Sixtine Dano

Texte : Pauline Boyer, activiste climat engagée dans les mouvements citoyens Alternatiba et Action Non-Violente COP21, membre de la Revue ANV.

 

La force de la non-violence du mouvement biélorusse pour la chute du dernier dictateur d’Europe

Graphisme : Sixtine Dano

2021, Espoir et Résistance. C’est le titre du premier épisode de l’année des « chroniques d’une révolution en Biélorussie » de la journaliste Kseniya Holubovich, qui couvrent le soulèvement d’un peuple emporté par trois jeunes femmes devenues leader de l’opposition face à un vieil autocrate agrippé au pouvoir [1]. Depuis six mois, un mouvement populaire non-violent lutte avec détermination pour la démocratie et la liberté, avec un objectif : mettre fin au règne du dernier dictateur d'Europe, Alexandre Loukachenko.

Auto-proclamé vainqueur de l'élection présidentielle d'août dernier pour avoir soit-disant obtenu 80,23 % des voix face à son opposante Svetlana Tikhanovskaïa, Alexandre Loukachenko a entamé son sixième mandat d'affilée depuis 1994. Dès l’annonce des résultats de l’élection qui avait donné lieu en amont à une mobilisation citoyenne déjà réprimée [2], les Biélorusses ont dénoncé une élection frauduleuse, et sont sortis par centaines de milliers dans les rues de Minsk, sous le drapeau blanc-rouge-blanc, celui de l’indépendance du pays en 1918 et de l’effondrement du communisme en 1989 - devenu le symbole du rejet unanime du dirigeant, et de la lutte pour la démocratie [3]. L’autocrate a répliqué en orchestrant une répression féroce de toutes formes d'oppositions au régime. En six mois, plus de 30 000 personnes ont été détenues, plusieurs sont mortes, des centaines ont été torturées, blessées et des dizaines de milliers contraintes de quitter le pays [4]. Cette répression n’a pas réussi à entamer la détermination d’un peuple qui tire sa force de sa lutte organisée selon une stratégie non-violente. 

Une révolution au visage féminin

Depuis son accession à la tête du pays, Alexandre Loukachenko a pour habitude de faire emprisonner ses principaux rivaux, voire de les éliminer. S’il a accepté la candidature de Svetlana Tikhanovskaïa à cette élection présidentielle, c’est uniquement par misogynie, n’envisageant pas qu’une femme puisse remporter une élection. Celle qui a levé un vent d’espoir de liberté dans son pays a remplacé au pied levé son mari, Sergueï Tikhanovski, youtubeur et candidat à l’élection présidentielle, arrêté en mai pour “troubles à l’ordre public”. Svetlana Tikhanovskaïa a fait alliance avec Veronika Tsepkalo, femme de Valeri Tsepkalo, opposant en exil, et Maria Kolesnikova, directrice de campagne de Viktor Babaryko, un autre aspirant candidat placé derrière les barreaux [5]. « Ces trois femmes disent n’avoir pas eu besoin de plus d’une quinzaine de minutes pour s’allier », raconte Olga Shparaga, philosophe biélorusse. « Ce qui est important pour nous est l’intérêt de la société. Nous n’avons pas d’ambitions politiques, disent-elles. Autrefois l’opposition se disputait toujours, continue la philosophe. Il n’y a jamais vraiment eu d’alliance. Les femmes ont symbolisé cette nouvelle stratégie » [6]. Depuis l’élection, Svetlana Tikhanovskaïa a dû fuir en Lituanie pour éviter la prison et rejoindre ses enfants qu’elle avait mis à l’abri. Veronika Tsepkalo a fui en Pologne et Maria Kolesnikova, ayant refusé de quitter le pays, y est emprisonnée. Entourée d’une équipe essentiellement féminine, Svetlana Tikhanovskaïa organise le soutien au mouvement populaire depuis Vilnius, et prépare l’après. En août, un Conseil de Coordination a été créé, visant à dialoguer avec Minsk et représenter le peuple biélorusse en vue d’un transfert de pouvoir pour organiser de nouvelles élections [7].

Répression féroce et bafouement des droits 

Dès le début du mouvement d’opposition, le ton a été donné. Dans la rue, les forces de police se sont mises à tirer sur une population manifestant de manière non-violente. Depuis, à chaque marche, des centaines de personnes sont arrêtées et subissent des violences policières [8]. Le régime mise sur l’extinction du mouvement par l’intimidation de la population en instaurant un climat de terreur. Les forces spéciales anti-émeute, les « OMON », sont redoutables. 

« Les manifestants pacifiques et les passants arrêtés sont détenus en secret, en violation des règles de procédure les plus élémentaires, dans le mépris le plus complet de leurs droits fondamentaux. Dans de nombreux cas, les personnes disparaissent pendant plusieurs jours d’affilée » [9]. Après des procès iniques, il est courant d’écoper de 15 jours de prison pour avoir participé à des manifestations non autorisées selon l’article 23.34. Que les prévenus aient réellement participé aux manifestations ou non importe peu. 

À chaque coin de rue, des hommes cagoulés peuvent surgir et embarquer des passants dans des fourgons non immatriculés. Il arrive que des habitants sortent pour aller faire une course mais ne rentrent pas. Les commerçants s’affichant dans l’opposition sont harcelés de contrôles des autorités. Des magasins sont fermés arbitrairement. Le ministère envoie des textos aux habitants pour leur rappeler que toute personne participant à une manifestation non autorisée peut être condamnée. La répression n’épargne personne. Tous les membres du Conseil de Coordination qui n’ont pas fui le pays ont été arrêtés et emprisonnés, y compris la prix Nobel de littérature, Svetlana Alexeivitch. Des sportifs, comme le médaillé olympique de décathlon Andrei Krauchanka, ou Miss Biélorussie 2008, Olga Jinikova, ont été interpellés. Scander « Vive la Biélorussie » suffit pour aller en prison. La répression s’abat également sur les ONG et le monde de la culture [10]. Les autorités biélorusses vont jusqu'à emprisonner des enfants ou les séparer de leurs parents [11]. 

Les droits humains, la liberté d’expression, de manifestation et la liberté de la presse, qui étaient déjà bien mal en point, n'existent plus en Biélorussie. Les journalistes nationaux et internationaux se sont vus retirer leurs accréditations et font partie des foules arrêtées et violentées.

La bataille de l’information

Aux informations de la radio d'État biélorusse, pas un mot n‘est prononcé sur les manifestations. Des mauvaises nouvelles de l’étranger sont égrainées pour faire croire que le président protège les habitants. Le régime veille à la désinformation générale de la population et les campagnes reculées se font bercer par la propagande. Quand il est obligé d’aborder le sujet, Alexandre Loukachenko tente de diviser la population en discréditant les manifestants. Il prétend que ceux et celles qui défilent dans la rue représentent seulement 10% de la population et sont tous alcooliques ou toxicomanes [12].

Kseniya Holubovich rapporte que lors d’une virée dans une ville à l’extérieur de Minsk où elle s’est faite arrêtée, les policiers croyaient que les manifestations dans les grandes villes étaient des « fake news ». Ils n’avaient pas entendu parler des violences policières à Minsk [13].

Des sites Internet de médias indépendants sont bloqués régulièrement. Selon la Belarusian Association of Journalists (BAJ), « les journalistes indépendants ont été arrêtés à 470 reprises, 97 ont fait l’objet d’arrestations administratives, 50 sites web de médias ont été bloqués et 15 journalistes font actuellement l'objet de fausses accusations pénales » [14]. Le pouvoir fait tout pour étouffer la liberté d'expression et éviter la circulation d’informations indépendantes. Julia Louskaia, directrice du Presse Club Bélarusse, qui tente de soutenir les journalistes et de les organiser en réseau, a été arrêtée récemment avec d’autres confrères et consœurs sur la base d'accusations de fraude fiscale aggravée. 

Mais dans un monde où la plupart des gens possèdent un téléphone portable, le régime ne peut pas cacher ses exactions au monde entier, malgré tous les efforts qu’il déploie. L’horreur de la répression perpétrée contre des citoyens non-violents fait grandir le soutien pour le mouvement d’opposition. 

La solidarité populaire, une arme redoutable

« Pars, vas -t’en ! » Les slogans continuent à retentir dans la rue, malgré la brutalité des hommes en cagoules noires. Un militant des droits humains témoigne, au cœur d’une manifestation de septembre 2020 : « Des centaines de personnes ont été arrêtées par les membres des unités spéciales et d’autres arrivent. Mais ça ne changera rien à l’ampleur de la mobilisation tellement il y a de monde. Nous sommes en train de grandir en tant que peuple. Les slogans qu’on scande reprennent des idées dont nous parlons depuis longtemps : des slogans qui demandent le respect des droits humains, qui exigent que les criminels soient traduits en justice, qui demandent l’établissement d’une démocratie et d’un état de droit. Ils ne sont plus l’apanage de militants, mais ont été adoptés par le grand public » [15].

Une femme de 82 ans vêtue de blanc, descendue elle aussi dans la rue, s’indigne « On me dit d’aller dormir, mais comment pourrais-je dormir alors que des jeunes se font arrêter ? ». Une jeune sportive, Valentina Zelekevich, licenciée après avoir affirmé son opinion pour la démocratie sur les réseaux sociaux, témoigne « Je défends des valeurs de dignité et d’honneur. Je suis prête à renoncer à beaucoup de choses pour rester moi-même et conserver mon humanité ».

Plus l'État attaque des membres de la société civile, plus la mobilisation et la cohésion entre les citoyens se renforcent. En septembre, des joueurs du club de foot ont été tabassés par la police. Au match suivant ces violences, les tribunes étaient pleines à craquer de supporters. Les manifestants remercient ceux et celles qui les aident. Des fleurs sont amenées à des sauveteurs qui avaient secouru en bateau des manifestants tombés dans le fleuve pour échapper au mouvement de foule provoqué par l'attaque des forces anti-émeutes. Des files d’attente interminables se forment devant tel ou tel café qui avait ouvert ses portes pour protéger les manifestants, ou devant la boutique d’un fleuriste de Minsk venant d’être interpellé, pour acheter le café et les fleurs de la solidarité [16].

Suite à l’arrestation brutale et arbitraire de photographes, puis à leur condamnation à plusieurs jours de prison, les journaux sont parus le jeudi 17 septembre 2020 avec des articles noir et blanc, illustrés d’un appareil photo barré sous lequel on pouvait lire « Ici aurait pu être une photo » [17].

En novembre 2020, lorsque l’eau courante a été mystérieusement coupée à Novaya Borovaya, un quartier révolutionnaire, près de 20 000 personnes ont rejoint en une seule journée un salon de discussion sur l’application Telegram, afin d’aider à coordonner les livraisons d’eau en bouteille. Un journal indépendant a commencé à être imprimé pour informer les habitants des quartiers n’ayant pas de smartphone et ne pouvant donc pas suivre le canal Telegram Nexta (qui signifie « quelqu’un » en Biélorusse), une des principales sources d’information sur le mouvement de contestation [18].

Grèves et non-coopération massives

Dans un pays régi selon le modèle soviétique, où 80% des entreprises sont la propriété d’un État dont le pouvoir est détenu par un dictateur menant une répression violente contre son peuple, entrer en grève est un acte de bravoure. Les grévistes sont licenciés. Les contrats du personnel revendiquant faire partie de l’opposition ne sont pas reconduits. Lundi 26 octobre 2020, un jour après l’expiration de l’ultimatum lancé par Svetlana Tikanovskaïa à Alexandre Loukachenko, une grève générale a été déclarée. Les grandes entreprises et principales usines du pays y ont participé [19]. 

Des ouvriers se sont filmés, montrant leur carte d’identité, et déclarant qu’ils étaient en grève. L’un d’eux, un casque blanc sur la tête orné d’une lampe, explique : « J’ai peur de perdre mon emploi bien rémunéré mais j’ai encore plus peur de perdre ma dignité et mon honneur, et de trahir ma conscience. J’ai peur d’imaginer le pays dans lequel nos enfants vont devoir vivre si on ne fait rien ».

Une immense solidarité et le souci du soin entre manifestants ressortent des témoignages. Des vagues de radiation de personnels dans les universités ont incité encore plus d’étudiants à descendre dans la rue. La chaîne de télévision principale biélorusse a elle aussi fait grève. Les directeurs artistiques et le personnel du théâtre Kupala, « la voix du peuple », ont été renvoyés ou ont fini par démissionner pour ne plus coopérer avec le régime, après avoir écrit une lettre ouverte [20]. 

Des applications permettant d’identifier les magasins et les produits dont les bénéfices vont au régime ont vu le jour. Les Biélorusses peuvent donc faire leurs courses sans coopérer indirectement avec le dictateur encore en place.

Des démissions massives dans l’administration ou la collaboration des administrés avec les opposants craquèlent le pouvoir en place. Andreï Ostapovich, ex-haut fonctionnaire spécialisé dans les affaires criminelles, auprès du comité d’enquête de Minsk, directement placé sous l’autorité du président, a dû s'exiler après avoir dénoncé dans un long rapport envoyé à sa hiérarchie les violences commises par les policiers sur les Biélorusses pacifiques. « Je ne resterai pas silencieux. Je ne participerai pas à la dissimulation de crimes et n’exécuterai pas des ordres criminels », avait-il écrit à ses supérieurs [21].

Andreï Ostapovich n’est pas une exception. Un policier entendu par téléphone dans une des chroniques de Kseniya Holubovich se dédouane de la responsabilité des violences policières. Un « livre des crimes » a été ouvert sur une plate-forme Internet pour documenter l’ensemble des violations des droits humains et les preuves de falsification du scrutin présidentiel. Les données sont publiées dans deux buts : obtenir des sanctions supplémentaires contre le régime et la mise sur pied d’enquêtes internationales afin de juger les personnes concernées [22]. Le tissu noir des cagoules ne sera bientôt plus suffisant pour continuer à commettre des exactions au nom d’un pouvoir perdant chaque jour plus de légitimité. 

Des actions non-violentes, originales et positives

La population regorge d'idées pour envahir l’espace public des couleurs de la révolution et continuer à manifester. Une robe de mariée relookée, des fanions lestés semés le long d’un footing, des sapins de Noël clignotant aux couleurs de la résistance... L’affirmation du choix électoral s’affiche jusqu’au bout des ongles, avec la manucure tendance blanc, rouge, blanc. 

À la cruauté du régime et des forces spéciales, la population répond par l’entraide et la solidarité. Des fleurs sont brandies face aux coups et aux armes. Chaque action est pensée pour être symbolique, positive, avec souvent beaucoup d’humour, rappelant les actions non-violentes menées par Otpor! en Serbie, ayant conduit à la chute du dictateur Slobodan Miloselvic  [23].

Tous les samedis a lieu la marche des femmes. Le 25 septembre 2020, elles ont défilé en habits scintillants avec leurs enfants, arrosant de paillettes les forces anti-émeutes pour la « Marche de lumière ». « Nos armes sont nos sourires, nos paillettes et la vérité », dit une jeune femme. « Ce sentiment d’être entourée de toutes ces femmes me donne de la force », confie une autre à Kseniya Holubovich. Ce jour-là, la brutalité du régime tombe de nouveau dans la rue, arrêtant 300 femmes au milieu de la musique, la joie, les couleurs et les chants. 

Après une attaque par la police des étudiants au sein même de leur université, des photos de salles de cours remplies d’étudiants souriants, habillés pour moitié en t-shirts rouges et en t-shirts blancs ont été postées sur les réseaux sociaux. Le jour de la rentrée des classes, le 1er septembre 2020, de nombreux parents n’ont pas envoyé leurs enfants à l’école par solidarité avec les grévistes [24]. 

De nouvelles actions sont imaginées constamment, souvent entre voisins de quartier, renforçant la cohésion au sein du mouvement. Des actions joyeuses comme des flashs mobs dans des centres commerciaux, des gares et d’autres lieux publics, où des personnes qui n’étaient apparemment pas ensemble entonnent soudain l’hymne national. Dans la nuit du nouvel an, des manifestations de joie ont résonné à 23h34, en clin d'œil au fameux article 23.34. Beaucoup se sont penchés à leurs fenêtres pour crier le slogan révolutionnaire « Vive la Biélorussie » [25]. 

D’autres actions prennent des tonalités plus graves comme celles menées pour célébrer Roman Bondarenko, un jeune artiste peintre tué après avoir été violemment pris à partie dans son quartier par des défenseurs du régime. Suite à son décès, une journaliste du site Internet tut.by, Katerina Borissevitch, qui avait publié des informations médicales permettant de réfuter la thèse d’une alcoolisation avancée par le régime pour discréditer la victime, et un médecin de l’hôpital où Roman a été admis dans le coma, avaient été interpellés pour divulgation de secret médical, risquant jusqu’à trois ans de prison. En réaction, des inscriptions « 0% » ont envahi la ville, en référence au vrai taux d’alcoolémie présent dans le sang de Roman Bondarenko quand il a été tué. Les jours suivants et lors de ses funérailles, la rue scandait les derniers mots de Roman « Je sors » [26]. 

Un mouvement organisé en réseau

Délaissés par un dirigeant méprisant l’épidémie de la Covid-19 et enjoignant à se soigner en ingurgitant de la vodka, les Biélorusses se sont auto-organisés pour s’entraider face aux ravages du coronavirus. Des caisses de solidarités pour payer les frais d’hospitalisation, des livraisons de nourriture… de nombreux cercles de solidarité se sont organisés notamment grâce à des boucles d’échange créés sur des applications comme Telegram. « Lorsque la révolution a éclaté, les Biélorusses avaient déjà expérimenté la force de l’action collective. Les canaux de communication créés pour lutter contre la Covid-19 se sont mobilisés pour prendre part au mouvement d’opposition », me confie Kseniya Halubovich. 

Le mouvement s’organise notamment par quartiers, largement grâce à des applications de messagerie cryptée comme Telegram. Des centaines de tchats, accessibles uniquement sur invitation pour des raisons de sécurité, ont été créés afin de rassembler les communautés et organiser les actions de désobéissance civile [27]. 

Des conseils et des soirées ont lieu dans les cours intérieures d’immeubles pour imaginer les prochaines actions. « Ce sont des lieux de liberté où les gens peuvent s’exprimer librement. Chacun apporte sa contribution. Il n’y a pas de responsable. Même quand la police intervient, les gens se déplacent et recommencent. Il y a trop de gens qui veulent organiser des choses pour que la police puisse stopper le mouvement », explique un habitant.

Un des membres du Conseil de Coordination convoqué par la justice expliquait « Ce n’est pas que je n’ai pas peur, je ne ressens plus rien. Je ne suis pas seul, isolé. Je suis un personnage composite. Quelqu’un d’autre pourra me remplacer ». Pour Franak Viacorka, opposant de longue date du régime et conseiller de Svetlana Tikhanovskaïa, l’élément clé du succès du mouvement est d’être local et populaire (« grassroots »). Avec tous les leaders en prison ou exilés, les gens sont obligés de s’organiser. Le mouvement continue, porté massivement par la population [28]. 

Pour tenir dans le temps, un système d’entraide s’est constitué sous la forme de cagnottes. L’une d’elles, baptisée Bysol, cherche à soutenir financièrement et moralement les employés du service public, dont d’anciens policiers, ayant quitté leur emploi, pour payer leurs amendes et leurs frais d’avocat. D’autres caisses de grève circulent et sont alimentées par des soutiens à l’étranger, avec une mobilisation énorme de la diaspora biélorusse [29]. 

Le mouvement se transforme pour tenir et s’adapter à la répression. En s‘organisant dans la durée, dans une lutte articulée d’actions non-violentes, la population invente une nouvelle société. Les actions et rassemblements par quartiers favorisent la tenue de débats et jouent un rôle d’incubateur de la démocratie. Pour Vincuk Viacorka, linguiste et opposant historique au régime, « les gens ont soif de politique, de discussions, s’intéressent de plus en plus à l’actualité. Alors que le régime soviétique avait réussi à détruire le sentiment même d'appartenance à un quartier, nous retrouvons aujourd’hui une société de qualité. [...] La langue biélorusse devient celle de la résistance face à la langue russe usitée. La proportion de messages rédigés en biélorusse sur le tchat Telegram est passée de 1 à 15 % en quelques mois. Elle devient une véritable marque d’opposition » [30]. Les artistes, subissant depuis longtemps la censure, ont été parmi les premiers à se rebeller et multiplient les œuvres (chants, clips…) en langue biélorusse [31].

 

Soutien européen et international 

Franak Viacorka explique que l’opposition a décidé de médiatiser en anglais l‘évolution de la situation dans le pays pour alerter le monde entier sur la violence de la répression du régime face à des manifestants non-violents. Cette communication a provoqué beaucoup d’indignations et de déclarations de soutien sur la scène internationale, mais elles n’ont pas été assez rapides et fortes pour faire basculer le dictateur au moment le plus critique, en août dernier. « On a manqué le moment, dit-il. Le système était déjà stabilisé quand la solidarité internationale est arrivée. Nous attendons le prochain moment » [32].

Après le résultat des élections, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a demandé un décompte exact des voix et a déclaré que « le harcèlement et la répression violente des manifestants pacifiques n’ont pas leur place en Europe », mais les aides de l’Europe se heurtent à la lenteur de la bureaucratie et restent largement insuffisantes pour aider réellement les personnes en exil, la population résistant sur place, et les victimes des violences policières. Svetlana Tikhanovskaïa a pressé l'Union européenne et les Etats-Unis d’agir davantage pour contribuer au départ d'Alexandre Loukachenko du pouvoir en Biélorussie, en réclamant notamment de nouvelles sanctions de l'Union Européenne [33].

Sur la scène internationale, l’impopularité du régime grandit dans tous les cercles, à l’image de l’annulation de la tenue en Biélorussie du mondial de hockey et du championnat du monde de pentathlon. 

Le mouvement de contestation a pu compter dès le début sur les pays voisins, comme la Pologne et la Lituanie. Historiquement liée à la Biélorussie, la Lituanie a ouvert grand ses portes, délivré des visas aux opposants et reconnu Svetlana Tikanovskaïa comme unique chef d'État de Biélorussie. 

La Russie, quant à elle, soutient le dictateur avec plus de retenue qu’elle ne l’avait fait lors de la révolution orange en Ukraine, espérant tirer son épingle du jeu quel que soit l’issue de la révolte. « Aujourd’hui, Poutine ne peut pas envoyer ses troupes car il n’y a pas de slogans anti-russes, ni de slogans pro-européens. C’est une révolution pour la dignité d’un peuple et c’est ce qui est beau », analyse Alexandre Milinkevitch, candidat de l’opposition en 2006. « C’est un peuple qui crée sa nouvelle identité » [34].

Déferlement démocratique : il n'y a pas de retour possible 

Depuis six mois, une nation est en train de naître, sous le drapeau blanc rouge blanc. Elle émerge lentement mais inexorablement de l’ingéniosité de la lutte non-violente d’un mouvement populaire, dont la ténacité face à la férocité de la répression force l’admiration, et forge sa légitimité aux yeux du monde. « La nouvelle Biélorussie » prend forme dans tous les espaces créés pour organiser la lutte, dans les assemblées de quartier, devant les commissariats, dans les prisons. La construction de « l’Après » est une partie essentielle de la lutte. « La chute d’un régime ne mène pas à l’utopie, disait Gene Sharp. En fait, elle ouvre la voie à des travaux difficiles et à des efforts soutenus pour construire une économie, des relations politiques et une société plus juste, et éradiquer les autres formes d’injustices et d‘oppression » [35]... Tout un programme à l’ère de l’anthropocène et de l’urgence climatique.

Avec 20 % des Biélorusses impliqués dans le mouvement de contestation [36], le souffle du changement nourrit la population. La chute du dernier dictateur d’Europe paraît n’être qu’une question de temps. Les tentatives de démonstration de force mises en scène par Alexandre Loukachenko, comme sa descente d’un avion une Kalachnikov à la main, le tournent en ridicule. Les trois femmes les plus célèbres de Biélorussie, Svetlana Tikhanovskaïa, Maria Kolesnikova et Veronika Tsepkalo, viennent d’être nominées pour le prix Nobel de la paix 2021. Elles sont le symbole d’une révolution au visage féminin qui a cueilli à froid le système patriarcal post-soviétique.

 

Solidarité internationale avec le Bélarus !

L'enchaînement terrible des événements en Biélorussie depuis quelques années doit nous faire réfléchir. Dans la recomposition de l’ancien bloc de l’Est, ce pays avait de nombreux atouts pour devenir un pays démocratique et relativement prospère. Il a laissé s’installer un pouvoir autocratique, avec le soutien de la population, bernée par des promesses faciles et soutenue par une désinformation permanente. Cela interpelle notre propre capacité à résister à la dérive autoritaire que l’on voit poindre un peu partout, pas seulement en Hongrie ou en Pologne, mais au sein de l’électorat de nos confortables démocraties. 

Chaque jour en Biélorussie, de nouveaux actes de cruauté sont commis envers des citoyens, provoquant toujours plus de tragédies et de traumatismes. Les institutions internationales, et les pays individuellement, ont un rôle à jouer dans cette lutte pour la démocratie, en aidant le peuple en souffrance à résister pour faire augmenter le rapport de force interne, et en actionnant des leviers de pression externes sur le régime. La solidarité internationale doit être au rendez-vous pour contraindre Alexandre Loukachenko à renoncer à son pouvoir illégitime et permettre la libération des centaines de prisonniers politiques subissant le pire dans les centres de détention [37]. Le 7 février dernier, de nombreux soutiens ont répondu à l’appel à la journée internationale de solidarité pour le mouvement biélorusse, soulignant le courage d’un peuple, de femmes et d’hommes qui s’organisent et se battent avec la dignité de la non-violence pour la démocratie et la liberté, pour que la paix et la justice triomphent sur la violence d’un vieux modèle patriarcal liberticide. 

Écrit par Pauline Boyer, activiste climat engagée dans les mouvements citoyens Alternatiba et Action Non-Violente COP21, membre de la Revue Alternatives Non-Violentes.

Sources : 

1. De nombreuses citations de cet article sont tirées de paroles de citoyen·nes rencontrées par la journaliste Kseniya Halubovich, diffusées dans l’émission diffusée sur Arte « Biélorussie : chronique d’une révolution ». 

https://www.arte.tv/fr/videos/RC-020002/bielorussie-chronique-d-une-revolution/

2. Ivan Nechepurenko et Andrew Higgins, New York Times, « Belarus Says Longtime Leader Is Re-elected in Vote Critics Call Rigged », 9 août 2020

https://www.nytimes.com/2020/08/09/world/europe/belarus-election-lukashenko.html

3. Le drapeau blanc, rouge, blanc, représentait la République populaire du Bélarus, proclamée le 25 mars 1918, et affichait la devise "Longue vie au Bélarus". En 1996, après son accession au pouvoir, Alexandre Loukachenko l’avait fait remplacer par un drapeau aux teintes rouge et vertes du drapeau soviétique.

https://www.franceculture.fr/histoire/belarus-ou-bielorussie-une-question-tres-symbolique-un-enjeu-democratique

4. Kseniya Holubovich, Arte, « 2021, Espoir et Résistance », 8 janvier 2021. Les chiffres sont donnés au début de cette chronique 

https://www.arte.tv/fr/videos/094279-177-A/8-janvier-2021-espoir-et-resistance/

D’autres chiffres assez anciens sont avancés par Olga Katch, de l’ONG de défense des droits de l’homme Nash Dom (notre maison), jointe en Biélorussie par RFI https://www.rfi.fr/fr/europe/20201109-biélorussie-plus-d-millier-manifestants-arrêtés-l-opposition-en-appelle-à-biden

5. Loïc Ramirez, Le Monde Diplomatique, « En Biélorussie, les jeunes urbains en première ligne », Octobre 2020

https://www.monde-diplomatique.fr/2020/10/RAMIREZ/62296

6. Aliénor Carrière, Arte, « Belarus : Vive la révolution des femmes ! »  Kreatur #10 - Entretien avec Olga Shparaga, décembre 2020

https://www.arte.tv/fr/videos/094808-009-A/belarus-vive-la-revolution-des-femmes/

7. Le Conseil de Coordination réunit environ mille personnes qui feraient ainsi partie d’un conseil étendu. Parmi eux, 70 forment le conseil proprement dit, choisis pour leur représentativité – membres de l’ancienne opposition à M. Loukachenko, représentants des usines ou des affaires, sportifs, juristes, artistes, activistes de la société civile…

https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/27/bielorussie-un-conseil-de-coordination-des-opposants-tres-cible_6050092_3210.html

8. Actualité Amnesty International, « En biélorussie, déferlement de violence contre les manifestants », 11 août 2020

https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/bielorussie-violence-contre-les-manifestants

 

9. Actualité Amnesty International, « Biélorussie : les centres de détention transformés en salle de torture pour les manifestants », 17 août 2020

https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/belarus-les-centre-de-detentions-transformes-en-salle-de-torture-pour-manifestants

 

10. Kseniya Holubovich, Arte, « Viva Maria & Cie », 11 septembre 2020

https://www.arte.tv/fr/videos/094279-132-A/11-septembre-viva-maria-cie/

 

11. Amnesty Internantional, « Belarus: To clamp down on dissent the authorities are targeting children » , 8 février 2021

https://www.amnesty.org/en/latest/news/2021/02/belarus-to-clamp-down-on-dissent-the-authorities-are-targeting-children/

 

12. Idem 10

 

13. Mascha Rodé, Arte, « Biélorussie : les journalistes sont délibérément arrêtés », 6 octobre 2020

https://www.arte.tv/fr/videos/094279-143-A/bielorussie-les-journalistes-sont-deliberement-arretes/

 

14. Thomas d'Istria, Le Monde, « La répression s’accroît sur les journalistes biélorusses », 1 février 2021

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/02/01/en-bielorussie-la-repression-s-accroit-sur-les-journalistes_6068350_3210.html

 

15. Kseniya Halubovich Arte, « Les manifestants toujours plus déterminés », 18 septembre 2020 

https://www.arte.tv/fr/videos/094279-135-A/18-septembre-les-manifestants-toujours-plus-determines/

 

16. Kseniya Halubovich Arte, « Dessiner pour supporter la prison », 16 octobre 2020 

https://www.arte.tv/fr/videos/094279-145-A/16-octobre-dessiner-pour-supporter-la-prison/

 

17. Claire Gatinois, Le Monde, « En Biélorussie, le calvaire de la presse indépendante », 19 octobre 2020

https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/19/en-bielorussie-le-calvaire-de-la-presse-independante_6052839_3210.html

 

18. Los Angele Time, Associated Press, « It’s a Telegram revolution » : Messaging app proves crucial to Belarus protests, 21 août 2020

https://www.latimes.com/world-nation/story/2020-08-21/telegram-messaging-app-crucial-belarus-protests

 

19. Kseniya Halubovich Arte, « Les manifestants toujours plus déterminés », 30 octobre 2020 

https://www.arte.tv/fr/videos/094279-162-A/30-octobre-un-pays-en-greve-generale/

 

20. Kseniya Halubovich Arte, « Le théâtre Koupala solidaire », 27 août 2020 

https://www.arte.tv/fr/videos/094279-124-A/27-aout-le-theatre-koupala-solidaire/

 

21. Thomas d'Istria, Le Monde, « Bypol, le réseau dissident créé dans les rangs de la police biélorusse » 

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/01/25/bypol-le-reseau-dissident-cree-dans-les-rangs-de-la-police-bielorusse_6067497_3210.html

22. Plateforme du Livre des crimes https://ekrp.org/

23. Serdja Popovic, « Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans arme », Editions Payot & Rivages, 2015

 

24. Kseniya Halubovich Arte, « L’éducation comme opposition » , 1er septembre 2020 

https://www.arte.tv/fr/videos/094279-127-A/1er-septembre-l-education-comme-opposition/

 

25. Thomas d'Istria, Le Monde, « En Biélorussie, le mouvement révolutionnaire implanté mais enlisé », 2 janvier 2021

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/01/02/en-bielorussie-le-mouvement-revolutionnaire-implante-mais-enlise_6065024_3210.html

 

26.  Anastasia Beccio, RFI, Européen du jour, « Roman Bondarenko, héros tragique de l'opposition biélorusse » 

https://www.rfi.fr/fr/podcasts/européen-de-la-semaine/20201121-roman-bondarenko-héros-tragique-de-l-opposition-biélorusse

27. idem 15

28. Intervention de Franak Viacorka, conseiller de Svetlana Tikhanovskaïa, dans la conférence « Movements for Democracy and Human Rights: The Call from the Front Lines - What's Our Response? »  organisée par the American Society of International Law, Minute 37, Janvier 2021

https://www.asil.org/events/nonviolent-movements-democracy-and-human-rights-call-front-lines-–-what » s-our-response

29. Fonds de solidarité Bysol 

https://bysol.org/english

30. Ania Nowak, Libération, « En Biélorussie, «une société nouvelle est en train de naître dans les quartiers» » , 19 janvier 2021

https://www.liberation.fr/planete/2021/01/19/en-bielorussie-une-societe-nouvelle-est-en-train-de-naitre-dans-les-quartiers_1818001/

31. Antoine Pecqueur, Médiapart, « En Biélorussie, les artistes mènent la révolution », 20 septembre 2020

https://www.mediapart.fr/journal/international/190920/en-bielorussie-les-artistes-menent-la-revolution?utm_source=global&utm_medium=social&utm_campaign=SharingApp&xtor=CS3-5

32. Idem 28, Minute 60

33. Robin Emmott, La tribune, « Biélorussie : L'opposante Tsikhanouskaïa réclame à l'UE de nouvelles sanctions », 27 janvier 2021

https://www.latribune.fr/depeches/reuters/KBN29W144/bielorussie-l-opposante-tsikhanouskaia-reclame-a-l-ue-de-nouvelles-sanctions.html

34. Vladimir, Vasak, Arte, « Biélorussie, résister depuis l’extérieur », 11 septembre 2020. 

https://www.arte.tv/fr/videos/099341-000-A/bielorussie-resister-depuis-l-exterieur/

 

35. Gene Sharp, « De la dictature à la démocratie », L’Harmattan, 2009 

36. Idem 28 - « 2 millions de personnes sur les 10 millions d’habitants en Biélorussie prennent part au mouvement ». 

37. Hanna Liubakova, Atlantic Council, « Terror tactics fail to stop the rise of a democratic Belarus », 21 décembre 2020

https://www.atlanticcouncil.org/blogs/ukrainealert/terror-tactics-will-not-stop-rise-of-democratic-belarus/?fbclid=IwAR3kLwqxBjBpfpDj6KIMQ-SnDkDEEKHswKtRV_48evRpjjXSBPlTKGUvpv4